Save Me Atma

38 | Divine secret

Jude

Aigel trempe un gâteau dans son jus d'orange. Et là je me dis tout d'abord qu'une envie irrépressible de gerber risque de me monter à la gorge d'une seconde à l'autre. Ensuite, je me dis que le fait qu'il le trempe dans son jus d'orange pour le faire croquer à Anna et lui faire un bisou papillon sur le nez juste après, est probablement une des pires choses que j'ai eu l'occasion de voir dans ma vie.

Ils sont ensemble depuis deux heures et j'ai l'impression de ne plus pouvoir les supporter. Concours de rots, concours de pets, concours de hot dogs avalés en moins d'une minute, je suis au bout du rouleau. Peut-être même de plusieurs rouleaux. Sans oublier le fameux karaoké marshmallow, un jeu très intellectuel qui consiste à chanter des grands classiques de la chanson — du René la taupe et le générique de Pokémon — la bouche pleine de marshmallow.

En revanche, quand ils font un selfie avec la madeleine qui dégouline de jus d'orange toujours dans les mains et le marshmallow entre les dents, je me dis qu'on frôle l'apogée de l'horreur.

Le visage de Ley est vert. Il pourrit ou il s'apprête à gerber, un des deux. Zacka, lui, vient d'entrer dans la pièce. Il fait un pas de recul en voyant cette scène horrible, puis un haut de cœur le prend.

- Qu'est-ce que c'est que cette horreur ? Articule-t-il au-dessus de la poubelle.

- C'est de la madeleine à l'orange. Tu devrais goûter. Réplique fièrement le blond, la madeleine brandit dans les airs.

Elle me regarde, me juge, j'ai l'impression que ce bout de nourriture est le dégoût personnifié. Elle me hante déjà. Le silence pensif qui se disperse dans la pièce me donne la nausée. Il crie madeleine, il pue la madeleine, il est madeleine. Je m'endormirai ce soir avec cette image d'Aigel et Anna qui croquent goulûment la même madeleine, à la façon de La belle et le clochard.

Cette journée est trop longue, beaucoup trop longue. Une hallucination, tout ça n'est qu'un rêve, plus rien n'existe, le monde n'existe pas. Il n'existe plus. Si je ferme les yeux et que je me concentre sur un événement positif de ma vie, ils disparaîtront, leur madeleine avec.

Un événement positif ? Le jour où Aigel est tombé la tête la première dans une flaque de boue, le jour où j'ai réussi mon liner du premier coup, le jour où j'ai commandé des vêtements sur le site de la ville et que le paiement n'est pas passé alors que le colis était déjà envoyé, le jour où Ley s'est cogné l'orteil contre le coin du lit tandis que je partais dans un fou rire incontrôlable en prenant le soin de le filmer pendant qu'il jurait. Oui. C'est définitivement un moment très positif.

Ma technique fonctionne. Je n'entends plus ce mot : madeleine. Ces atroces bruits de bisous baveux ont disparu. Je me sens bien, comme sur une autre planète; loin de tout et surtout, de tous ces idiots qui parlent fort dès le matin.

Leur voix insupportables ne m'agressent plus les oreilles, je suis calme, je n'ai jamais été aussi calme. Mon corps est suspendu dans le vide, il est entouré d'une matière nuageuse. Je n'ai jamais été aussi paisible qu'à ce moment-ci, où plus rien ne me dérange, où tout va bien, où plus rien d'autre que le repos ne compte.

- PUTAIN, AIGEL. TA MADELEINE GOUTTE SUR MON NOUVEAU JEAN. QUE T'ES CON, C'EST PAS POSSIBLE. Aboye Anna en écrasant son poing dans les côtes d'Aigel.

Bordel, quand est-ce que cette matinée va se finir ?

- Désolé ma choubidou d'amour, je suis maladroit.

Pitié, tout sauf ces surnoms écoeurants.

- Je t'aime comme tu es, mon petit chou maladroit.