8 - MIRABELLE (1/2)(✔️)

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Mirabelle ne desserrait pas les dents. La colère assourdissait sa peur et lui offrait le sang-froid nécessaire pour suivre Antoine.

Ils escaladèrent le muret de l'arrière-cour qui donnait sur le pavillon voisin. La pluie avait commencé à se calmer. Mirabelle se réceptionna sur le sol dans un bruit spongieux et ses talons foulèrent un parterre de bégonias.

— Dépêchez-vous, exigea le jeune homme en contournant la maison à pas pressés.

— On va nous entendre... maugréa-t-elle. Vos voisins vont se demander ce que nous fabriquons en pleine nuit dans leur jardin.

— Aucun risque. Madame Pierron est sourde comme un pot.

Ils se faufilèrent dans la rue par un portillon grinçant. À chaque son, Mirabelle avait l'impression de discerner les cris des gardes et leurs semelles sur les pavés.

Dès qu'un fiacre passait, Antoine l'entraînait dans l'ombre d'une allée.

Au bout d'un périple tortueux, les maisons cossues firent place à des immeubles toujours plus compressés sur des avenues toujours plus larges. Quelques soûlards titubaient sur le trottoir détrempé qu'éclaboussait encore la lumière des lampadaires à gaz. Antoine ralentit le pas et tendit une main en direction de la magicienne.

— Donnez-moi votre bras.

Elle fronça le nez et recula, méfiante.

— Vous savez de quoi nous avons l'air à courir l'un derrière l'autre ? s'impatienta-t-il en lui empoignant le coude. Nous sommes moins suspects ainsi.

— À cette heure de la nuit, n'importe qui aurait l'air suspect, murmura-t-elle avec réticence. Où allons-nous ?

— Au nord. Boulevard du Temple.

Un frisson d'inquiétude secoua son échine. Même à Lyon, on connaissait la réputation de cette avenue, entre excès nocturnes et faits-divers sordides.

— Boulevard du crime, vous voulez dire...

— Exact. Ça vous ira comme un gant.

À mesure qu'ils avançaient vers le quartier de la nuit, les rues s'animaient de noceurs en tout genre. Des cafés tapageurs offraient à ces noctambules vacillants leurs devantures illuminées. Le vacarme qui s'en échappait, mélange de rires gras et d'accordéons nasillards enflait dans les artères tel un ballon prêt à éclater. Quelques femmes aux tenues affriolantes fumaient accoudées aux tables sous les attentions affamées de loups en redingotes. Certains levèrent le nez pour les observer.

Mirabelle percevait leurs regards pesants comme autant de doigts sur sa peau. D'habitude, les ordinaires détournaient la tête sur son passage et elle s'était habituée à cette déférence apeurée qui la précédait comme une traîne. Dépouillée de son austère robe de magicienne, elle n'était plus qu'une femme sans pouvoirs, dans un faubourg où ces dernières affichaient leurs mœurs légères à coup de bouches peintes et d'œillades aguicheuses.

— Ils me prennent pour une cocotte, grimaça-t-elle à voix basse tout en tirant sur ses manches.

Antoine étouffa un ricanement.

— Si seulement. J'apprécierais mieux votre compagnie. On vous observe parce qu'on jurerait que vous avez avalé la porte de notre cellule avant de vous évader. C'est le quartier des plaisirs et vous avez des allures de nonne.

Mirabelle frémit, piquée malgré elle. Antoine avait probablement raison sur ce point, elle devait imiter la nonchalance des autres femmes pour passer inaperçue. Elle esquissa donc un large sourire et se laissa même aller contre son épaule comme une grisette enamourée.

— N'en faites pas trop non plus, grinça le jeune homme entre ses dents.

— Il faudrait savoir ce que vous voulez à la fin.

Au lieu de répondre, il se tendit un peu plus. Elle crut tout d'abord que son petit manège en était la cause, mais il l'entraîna brutalement face à l'ardoise d'une brasserie qu'il fit mine de consulter.

— Ne vous retournez pas.

Par réflexe, elle désobéit, juste à temps pour apercevoir les deux gardes qui fendaient la foule dans leur direction.

Elle sentit son cœur exécuter un saut périlleux dans sa poitrine et son souffle s'accélérer.

— Ils nous ont vus ! murmura-t-elle d'une voix blanche.

— Non. Ils cherchent une magicienne et vous avez l'air d'une ordinaire sur le point de vivre une excellente soirée en ma compagnie.

Antoine désigna une ligne sur la carte du restaurant, comme si leur conversation concernait les desserts.

— Calmez-vous. Ils vont passer.

Mirabelle rongea son frein, sans parvenir à s'intéresser aux îles flottantes. Son flux s'agitait autour de sa jupe et elle était persuadée que les remous de la magie ne tarderaient pas à alerter les gardes. Elle tenta de ralentir sa respiration et se concentra pour lisser les vaguelettes d'énergies. Son corps se contracta sous l'effort. Antoine resserra sa prise sur son bras, comme s'il craignait qu'elle ne s'enfuie en courant.

— Ils sont partis. Dépêchons.

Il l'entraîna un peu plus profondément dans une rue adjacente, quittant au passage l'animation de l'artère principale pour des venelles plus calmes. L'éclat des lampadaires s'y faisait plus chiche et les établissements implantés y proposaient des services pour le moins douteux.

Il s'arrêta devant un cabaret décrépit.

Elle examina la façade aux sculptures de stucs noircies par un lointain incendie. Des affiches de comédies aux couleurs délavées par les pluies successives ornaient les pilastres de l'entrée, mais les spectateurs ne s'y bousculaient pas.

Doux euphémisme : les lieux semblaient abandonnés depuis longtemps.

Antoine contourna le bâtiment et s'engagea sur une volée de marches qui descendait vers un entresol jonché d'ordures. Il s'arrêta devant une lourde porte métallique et frappa trois coups contre le battant.

La magicienne sortit ses gants, prête à les enfiler, mais il les lui arracha des mains. Elle poussa un cri outré.

— Les femmes ordinaires ne portent pas de gants.

— Je croyais que c'était la mode !

— Pas ici, dit-il en les jetant au loin.

À voix basse, il poursuivit :

— Il faut que vous ayez l'air d'une ordinaire convenable.

— De nous deux, ça en fera au moins un ! siffla-t-elle.

Il pinça les lèvres et se contenta de frapper à nouveau.

— Surtout, laissez-moi parler...

Le battant s'ouvrit brusquement sur un canon de fusil, la gueule braquée sur la poitrine du jeune homme.

— Qu'est-ce que c'est ? grinça une voix bourrue. Qui va là ?

Les Accords ÉlectriquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant