Chapitre 19

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     Je pose mon plateau en face de Luke et prend place autour de la table que nous seuls occupons. Je suis affamée. Si je ne m'étais pas levée si tard ce matin, j'aurais eu le temps de prendre un petit-déjeuner et de me remplir l'estomac.

-      Qu'est-ce que tu as fait en rentrant chez toi, hier ? demande le brun en plantant les crocs dans son sandwich au jambon.

-      Hum rien. Oui, je n'ai rien fait.

Je hausse les épaules et me concentre sur mon assiette. Comme si j'allais lui dire que je me suis assise sur le bord de ma fenêtre, à cinq mètres du sol, pour lui écrire une lettre qu'il ne lira probablement jamais.

-      Je suis allée me coucher, j'étais fatiguée.

-      Et comment va ton bras ?

-      J'ai mal, mais ce n'est pas très important.

Il hoche la tête et n'ajoute rien. Ses yeux sont pendus dans le vide. Je sais que ça carbure à fond dans sa tête, il doit être en train de réfléchir à des tas de choses trop compliquées.

-      A quoi tu penses, Luke ?

-      Je me demandais si, euh... est-ce que ça te dirais qu'on sèche les cours aujourd'hui ?

-      Pour quoi faire ?

-      J'en sais rien. Je veux profiter de toi avant que tu...

Sa phrase reste en suspens mais je vois où il veut en venir. Il faudrait que je me concentre sur mes études et que je m'applique un peu plus en cours, mais je me dis qu'au fond, si je disparais dans une semaine, ça ne sert plus à grand-chose d'aller au lycée.

Mais si jamais ça ratait, je veux dire, le truc, vous savez bien, au 365ème jour, eh bien, je serais bien embêtée de constater que j'ai pris un retard considérable sur les autres élèves de la classe. 

-      Alors ? Qu'est-ce que t'en dis ?

Je considère son offre une dernière fois. Au pire, je rattraperai mon retard.

-      OK, ça marche.

Un sourire illumine son visage et une fossette se creuse sur sa joue droite.

-       Où est-ce que tu veux aller ?

-      Je n'en sais rien. A vrai dire, je ne suis jamais vraiment sortie d'ici. Quand j'avais encore ce qu'on appelle une famille, je partais à la mer ou à la montagne pendant les vacances, mais il y a bien longtemps que c'est fini, ce temps-là.

-      Je comprends. Moi non plus, je n'ai jamais vraiment voyagé.

Je hausse les épaules et bois une gorgée de mon soda.

-      On n'a pas le temps d'aller à l'autre bout u monde. Alors où est-ce que toi tu aimerais aller où ?

-      Ça m'est égal. Si on allait juste chez toi, ou chez moi ? Je n'ai pas envie de m'éloigner de cette ville, je veux juste être près de toi.

Je souris, heureuse qu'il me dise de gentils mots comme ceux-là. Et puis mon ventre se sert, et une petite voix me chuchote que moi aussi, je devrais bien lui dire un jour ce que j'ai sur le cœur. Mais il y a comme une barrière, comme une vitre qui stoppe les mots avant même que je ne les prononce. On dirait bien que depuis le départ, je suis vouée au silence.

-      On a qu'à aller chez moi.

-      On ne risque pas de tomber sur ta mère ?

Je pouffe de rire et lève les yeux au ciel.

-      Oh non, aucun risque de ce côté-là !

Je croise son regard, planté sur moi. Ses yeux sont rivés dans les miens et me détaillent avec attention.

-      Bah quoi ? je demande.

-      Tu es souvent seule en ce moment, non ?

Je hoche la tête. Il faut bien admettre que la plupart du temps, il n'y a personne chez moi. Et lorsque ma mère est là, eh bien ce n'est que physiquement. Il n'y a aucun contact entre nous.

-      Oui, et pas qu'en ce moment. Beaucoup de gens de notre âge te diront que c'est super, parce que je peux faire tout ce que je veux. Mais si tu étais à ma place, tu réclamerais une mère et un père. Ou juste quelqu'un qui t'aime infiniment et que tu peux aimer en retour. Quelqu'un qui s'occupe de toi et en qui tu peux avoir confiance, sans jamais rien demander. Moi j'en ai assez d'être seule tout le temps. Je mange seule, je regarde la télé seule, et lorsque je me réveille le matin, et bien je suis toujours aussi seule.

Je me souviens que lorsque j'étais petite, je rêvais d'avoir une famille normale, avec qui j'aurais fait les plus grands parcs d'attraction, avec qui j'aurais regardé des films en noir et blanc le vendredi soir, un bol de popcorn sur les genoux.

-      Lorsque ma mère est là, ce qui relève de l'improbable, elle me demande toujours pourquoi je ne parle pas, pourquoi je n'ai jamais rien à dire, continué-je. Mais en vérité, c'est juste que j'ai perdu la parole. J'ai perdu ce réflexe d'engager une conversation : maintenant, j'attends juste qu'elle se termine. Je voudrais que ma mère soit là et qu'elle y reste, qu'elle vienne me réveiller le matin, qu'elle me serve un verre de jus de fruit, qu'elle me gronde pour mes mauvaises notes, qu'elle m'interdise de rentrer trop tard. Je voudrais qu'elle me fixe des limites et qu'elle me montre à quel point j'fous ma vie en l'air.

Luke tend la main à travers la table et attrape mes doigts entre les siens.

-      Sauf je n'aurais plus jamais ça, je murmure d'une voix étouffée. Mon Ange, il a tout emporté avec lui, même ma mère. On me dit que je ne suis pas sociable, que j'évite constamment le contact humain. Je n'ai plus rien, et j'ai juste besoin de quelqu'un, quelqu'un qui soit à mes côtés lorsque j'en ai besoin. Quelqu'un qui m'aime, sans rien de superficiel. Mais il n'y a personne, tu comprends ? Enfin, plus maintenant.

J'essuie les larmes qui dégoulinent sur mes joues et cours me réfugier dans les bras de Luke. C'est devenu mon lieu préféré, au chaud, près de son cœur.

C'est tellement stupide de ma part de me mettre à pleurer pour un oui et pour un non. J'en ai assez de ne jamais pour terminer une conversation sans fondre en larmes, parfois sans raison précise.

-      Hé, ne pleure pas, dit-il d'une voix douce tout en me caressant les cheveux.

Je renifle bruyamment et enfouie mon nez dans son cou.

-      Tu crois qu'il n'y a personne pour toi parce que tu veux que ton Ange revienne. Mais si tu ouvrais un peu plus les yeux, et que tu regardais autour de toi, tu verrais qu'il y a tout un tas de gens prêts à prendre sa place dans ton cœur. Et s'il-te-plait Diana, n'oublie pas que je suis là aussi, et à défaut d'être une mère ou un père, je peux être tout le reste, tout ce que tu veux que je sois.

Mon cœur se sert et une nouvelle vague de larmes dévale mes joues.

"Je veux juste que tu m'aimes, et que tu me sorte d'là", ai-je envie de souffler au creux de son oreille.

365 Jours avant la Mort - [Terminée]Where stories live. Discover now