Chapitre 1

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Son bras était sans doute cassé. Elle ne pouvait pas le bouger et il la faisait atrocement souffrir. Elle constata qu'elle saignait également. Son jean était fendu du haut de sa cuisse jusqu'au milieu de son tibia, laissant apparaître une plaie cruentée. Mais la blessure psychologique était bien plus profonde que celles apparentes. Heureusement, Victoire pouvait encore marcher. Si on lui avait enlevé ses jambes, elle n'osait imaginer à quel point elle se serait sentie vulnérable sur ces terres inconnues. Comment avaient fait les enfants dans Sa Majesté des Mouches quand ils avaient atterri sur l'île déjà ? Par quoi avaient-ils commencé ? Quelles que soient les réponses à ces questions, elle aurait trouvé réconfortant que William Golding vienne les lui souffler. Certes, elle l'avait lu son livre, mais à une époque où on lit davantage par obligation que par envie. Elle essaya néanmoins de remonter cinq ans plus tôt dans ses souvenirs. Ah oui, ils avaient fait un feu ! Mais contrairement à elle, ils n'étaient pas seuls... Elle verrait plus tard pour le feu... L'île semblait grande. Trop grande. Pourquoi ? Parce que même si la plage ne pouvait rien dissimuler, ce n'était pas le cas de la forêt qui s'étendait devant elle. Elle ne se faisait pas d'illusions, une forêt comme celle-ci respire la vie, que ce soit insectes, mammifères ou même hommes. Pendant une minute, Victoire se demanda si elle préférait savoir l'île pourvue d'une présence humaine ou non. L'espèce humaine et sa diversité pouvaient être parfois bien plus à craindre que des bêtes. Il lui sembla qu'elle préférât l'instinct animal à certaines pratiques et traditions humaines qui pouvaient être terriblement cruelles. Elle pensa aussitôt au cannibalisme. Que ferait-elle si elle tombait sur une tribu cannibale qui ne voyait en elle qu'un morceau de viande ? Elle n'espérait pas tomber sur quoi que ce soit d'anthropophage. Ces pensées étaient un peu clichées, mais après tout, elle devait considérer toute éventualité. Après l'accident, elle était restée plusieurs heures allongée, se persuadant que d'autres personnes avaient elles aussi réussi à s'accrocher à un débris de l'avion et à rejoindre une côte. Mais elle n'avait vu personne. Et personne ne l'avait vue. Des centaines de personnes noyées au milieu de l'océan pacifique, et pas elle. Comment ? Pourquoi ? Elle n'était pas capable de donner l'origine du problème technique qu'avait connu l'avion lors de ce vol. Tout s'était passé en quelques minutes. Comment elle avait survécu ? La proximité des issues de secours, son jeune âge peut-être ? Victoire avait tourné mille fois les questions dans sa tête, puis elle avait relativisé, et enfin s'était levée. C'est alors qu'elle avait constaté les dégâts qu'avait causé l'accident à son corps. Elle délaissa la plage et s'aventura dans les végétations. La chaleur et l'humidité se faisaient ressentir. Le zéphyr qu'elle avait apprécié sur la plage était ici paralysé. Une masse de fougères comme elle n'en avait jamais vu auparavant l'entourait, et des arbres de plusieurs dizaines de mètres se déployaient au-dessus de sa tête. Victoire aimait bien cet univers boisé. Si elle s'était trouvée dans un autre contexte, elle aurait pris plaisir à explorer la faune et la flore de l'île, à s'intéresser à chaque trace d'animaux, chaque espèce de plantes. La mélodie de ce qui devait sans doute être des oiseaux tropicaux arriva jusqu'à ses oreilles. Cette atmosphère était agréable, c'était indéniable. Elle pensa à sa mère qui ne voulait pas vivre à la campagne car les bruits de la nature constituaient une gêne à l'optimisation de son sommeil. Pourtant son père avait lutté, et Victoire aussi. Mais ils n'avaient pas obtenu gain de cause et avaient continué à habiter en périphérie de Lyon. Si elle survivait à ça, elle vivrait à la campagne. Elle savait déjà ce qu'elle voulait pour elle plus tard. Travailler dans les sciences de la vie et de la terre, et avoir une maison dans un petit coin de paradis hors de la ville et de la pollution. Et des animaux ! Un chien, un chat, peut-être même des chèvres ? Victoire remarqua en observant autour d'elle qu'aucun sentier n'était distinctement tracé parmi la flore. Peut-être qu'il n'y avait pas d'hommes finalement. Elle avait presque l'impression de déranger en voyant l'harmonie dans laquelle vivait animaux et plantes. Pourquoi les hommes ne vivaient-ils pas ainsi, sans déranger. Pourquoi étaient-ils obligés de tout anéantir sur leur passage ? Victoire s'enfonça davantage dans les frondaisons. Elle saisit un morceau de bois et l'affûta un peu avec un autre bâton. Ce ne fut pas une mince affaire, mais quand il fut assez pointu, elle marqua un arbre d'une petite étoile. Puis elle réalisa la même marque tous les dix mètres. Pour retourner aisément sur la plage il fallait qu'elle laisse des indices derrière elle, sinon elle se perdrait. Elle espérait trouver un point d'eau en s'engageant ainsi entre buissons et fougères. Elle mourait de soif et n'avait qu'une envie : tremper sa cuisse dans un liquide froid qui pourrait atténuer cette douleur qui la mordait. Il fallut une bonne heure de marche à Victoire avant qu'elle trouvât un endroit de ce genre. Elle avait toujours une montre à son poignet pour conserver la notion du temps mais elle ne se souvenait plus si celle-ci était à l'heure de l'Australie où si elle l'avait remise à celle de la France avant de prendre l'avion. Elle s'arrêta derrière un arbre. Au bord de l'eau, une étrange créature buvait. La bête n'était pas de ces animaux occidentaux qu'elle était capable de nommer. Le mammifère, avec ses petits bois et son pelage mordoré, se confondait à un chevreuil. Victoire nota que c'était « elle » puisqu'une petite tête sortit des fougères pour rejoindre sa maman. Elle resta quelques minutes attendrie par cette scène, quand soudain, la présence d'une figure humaine se fit remarquer. L'homme, qui se trouvait de l'autre côté du ruisseau, se dissimulait lui aussi derrière un arbre pour ne pas effrayer les animaux. Ses cheveux attachés en un chignon étaient plus noirs que sa peau elle aussi de couleur foncée. Sous ses vêtements elle devinait le corps musculeux de l'homme dont l'âge ne devait être que légèrement supérieur au sien. Il était impressionnant et sa taille prodigieuse y contribuait. Il devait mesurer au moins deux mètres ! D'un coup, les muscles du colosse se gainèrent. Il arma son arbalète. Insouciantes, les deux créatures ne se doutaient pas de ce qui les attendait. La mère entreprit de laver son petit et le poussa dans l'eau. Elle lui donnait des petits coups de têtes inoffensifs mais efficaces, ce qui rendait vaine toute échappatoire. L'homme, focalisé sur les bêtes, arborait une expression appliquée. Puis le regard se tourna vers elle. Victoire sauta automatiquement derrière l'arbre. Et merde, il l'avait vue ! Son cœur battait à tout rompre. Elle avait senti le regard durement plonger dans le sien. Faillait-il qu'elle coure le plus vite possible pour rejoindre un autre lieu ? Il avait une arme. Les yeux qu'elle avait distingués n'exprimaient pas la pitié, ni la surprise d'ailleurs. Après avoir calmé son cœur qui battait la chamade, Victoire risqua un regard en direction du point d'eau. Il n'y avait plus l'homme, mais il y avait toujours les deux bêtes qui nageaient paisiblement. 

Tahuta, le secret d'une îleWhere stories live. Discover now