Chapitre 23

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Les rayons du soleil commençaient à poindre. Ils se mouvaient dans la pièce comme pour lui dire « Allez, réveille-toi », alors que Victoire savait bien qu'il lui restait une bonne heure à dormir avant que le soleil ne se levât complètement. Ses paupières étaient lourdes, elle était encore fatiguée. Mais pour je ne sais quelles raisons, son cerveau était conscient, bien éveillé. Et il semblait bien décidé à ne pas replonger dans le monde des songes. Depuis quelques semaines, à chaque fois que Victoire fermait les yeux, c'était pour revoir les scènes qui s'étaient déroulées au cours de la journée. Elle montait une montagne à un rythme aguerri. Mais celle-ci se révélait sans fin. Tel un supplice, la marche était interminable. Comme dans le mythe des tonneaux des Danaïdes, mais dans ce cas-ci, la mission insurmontable consistait à monter une montagne qui n'avait pas de sommet et non pas à remplir des tonneaux percés. Elle rêvait aussi d'accouchements. Elle était seule dans une grande pièce, et toutes les demoiselles qui s'y trouvaient avaient décidé d'accoucher en même temps. Chacune la suppliait de venir vers elle plutôt que vers les autres. Elles disaient que pour la remercier, leur enfant porterait son prénom. Elle rêvait de Paul aussi, qui lui disait : « Attends, avant de repartir, je dois terminer cette maison ». Et il tombait, il tombait à tous les coups de cette maison, à chaque fois qu'elle faisait le rêve. Puis il y avait Liam. Il la tenait par la main et l'emmenait loin, lui faisant la description d'un paysage magnifique sur le chemin. Et quand ils arrivaient pour contempler ce qu'il lui avait promis, le paysage n'était qu'une nature terne où les êtres vivants qui s'y trouvaient, animaux comme végétaux, semblaient tristes et malades. Ils se tenaient tous courbés et leur mal-être dégoulinait comme une chose liquide, presque personnifié. A chaque fois, Liam lui glissait au creux de l'oreille : « Tu as voulu savoir ? Maintenant tu sais. ». Le Chef faisait partie de sa vie nocturne également. Dans sa toge sans aucune plissure, se tenant droit, il avait l'allure presque d'un saint. D'un ton calme, presque comme s'il récitait une comptine, il chuchotait à l'intention de Victoire : « Vous ne partirez pas. Jamais. Les derniers qui sont venus sur l'île n'en sont pas repartis vivants. Regarde comme on est bien ici. Pourquoi voudrais-tu repartir ? » Et il explosait d'un rire sardonique. C'est pourquoi ce matin-là, plus qu'aucun autre, Victoire aurait voulu se rendormir et ne pas ressasser les rêves qui avaient occupé sa nuit. Cependant, elle n'en eut pas l'occasion. D'énormes cris retentirent à l'extérieur. Devant la maison, quelqu'un criait son prénom, implorant. Victoire quitta son lit en un sursaut. Elle avait reconnu la voix de Paul. Elle avait aussi discerné son ton désespéré : des cris adjurant à vous en faire mal au cœur. Les yeux à semi-ouverts, elle ouvrit la porte de la maison et le fit entrer. La pièce était sombre, le soleil n'étant pas tout à fait levé. Elle regarda son ami dans l'obscurité matinale. Il était comme elle ne l'avait jamais vu. De grosses larmes débordaient de ses yeux. De la colère aussi. Il tremblait. En même temps que les deux autres habitants de la maison quittaient leur chambre pour comprendre d'où venait l'agitation, Paul dit avec un excès de rage :

-Quelqu'un a détruit le bateau. Il est complètement détruit. Il ne reste plus rien de notre travail.

Ma Roana alluma un feu pour éclairer la pièce. Quand les flammes surgirent, le visage de chacun se fit un peu plus reconnaissable. Paul était anéanti. Il n'avait jamais cette expression sur le visage. Cette nervosité, cette colère, c'était complètement inhabituel. Il était ce genre de personne qui ne s'énervait pas et rigolait de tout. Un esprit stoïque. Mais tout de suite, ses lèvres ne souriaient pas, elles étaient inertes, sans énergie, lourdes. Elle lui demanda s'il était sûr, s'il avait bien vu, après tout, il faisait sombre... A chaque question, Paul s'écrasait un peu plus. Chaque question était un coup de couteau asséné en plein cœur. Liam et Ma Roana les observaient avec un regard inquiet. Ils ne comprenaient pas. Comment auraient-ils pu puisqu'ils ne parlaient pas un mot de français. Victoire rectifia intérieurement in petto. Eventuellement un ou quelques mots. Mais ceux de Paul, qu'ils avaient entendus, n'avait aucun sens pour eux. Ce qui avait du sens en revanche, c'était son air consterné. Ca, ils n'avaient pas manqué de le constater. Ils attendaient. Ils regardaient les événements comme on peut regarder un film. En spectateur. Passifs. Attentifs. Victoire se tourna finalement vers eux, comme pour les faire entrer en scène.

Tahuta, le secret d'une îleWhere stories live. Discover now