Chapitre 32

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Ce fut comme la nuit qui avait suivi l'accident d'avion. Dès que Victoire fermait les yeux, elle revoyait des images, celles de Paul mort. Elle savait que c'était le traumatisme, que dès qu'elle pensait à son ami, sa mémoire immédiate la ramenait à cet événement. Elle savait qu'avec le temps, les choses iraient mieux, que son hippocampe lui ferait voir tout ce qu'elle avait partagé avec Paul et pas uniquement ces derniers instants... Elle savait également que la lourdeur de son corps ce matin n'était pas que due au manque de sommeil, qu'il provenait aussi d'une absence d'envie de vivre, conséquence irrépressible de la mort de Paul. Tout ça était physiologique, elle ne pouvait pas lutter contre ces choses, même si son esprit pensait très fort qu'elle ne devait pas se laisser abattre. Sa raison réussit à prendre le dessus et, avec une force surhumaine, Victoire se leva pour entamer une journée. La première journée qui suivait la mort de celui qu'elle considérait comme un frère. Les membres aussi lourds que le cœur, elle partit sans manger et en s'étant à peine débarbouillée. Le devoir lui donna un peu de force. Elle savait que des personnes l'attendaient, avaient besoin d'elle et qu'elle ne pouvait pas se permettre de cesser d'exister comme ça. Il était encore très tôt et personne ne semblait encore levé, mise à part les très matutinaux comme Liam. Ce n'était pas par simple plaisir que Victoire avait choisi cette heure, mais parce que dans les moments de conscience, entre deux rêves obscurs que créaient son subconscient, elle avait pensé toute la nuit à Paul dans la maison de l'esprit. Elle s'était donc levée, difficilement, mais résolue. Sur le chemin, son esprit lui dictait que c'était la chose à faire, mais son corps criait l'inverse et avançait à reculons. Elle traversa les fougères fraîches de la rosée du matin. Le trille des oiseaux ne la berça pas comme habituellement, son pouls était capricant. Elle se sentait comme dans un rêve. La réalité lui semblait tellement absurde, improbable. Ils s'étaient toujours sentis si immortels, et il fallait que des événements comme celui-ci se passent pour qu'ils réalisent que non. Pour Paul, c'était trop tard pour la prise de conscience. Victoire discerna la maison de l'esprit. Elle avait appréhendé cette vision tout le chemin durant et voilà qu'elle y était. Ses pas se firent plus lents. Elle prit une inspiration et l'expira bruyamment comme si ça avait pu ralentir le tambour qui battait dans sa poitrine. Elle ne s'arrêta à aucun moment. Elle fit preuve d'un courage immense et rentra dans la petite maison à peine éclairée. Le corps de Paul reposait là, immobile, sur une table. Son corps était recouvert d'un drap. Il avait été lavé et débarrassé de tout le sang qui lui maculait le corps. Ses paupières étaient fermées, c'était comme s'il dormait. Victoire s'approcha encore un peu plus. Chacun de ses pas se faisaient avec préciosité. Comme si un mouvement un peu brusque aurait pu rompre le calme sacré qui régnait. Elle n'avait pas envie de pleurer. Etrangement elle avait versé toutes les larmes qu'elle pouvait quand Paul avait reçu le coup de couteau et qu'elle avait crié toute sa peine au-dessus de son corps. Après ça, elle était passée à un autre stade qui n'était plus celui du choc et de la peine, mais celui de la douleur. Elle avait mal. Elle détailla son visage. Son menton carré. Ses lèvres froides, bleues. Son nez camard, harmonieux. Et la plissure de ses paupières. Ses cheveux tombaient sur son front. Une tête blonde. Un blond terne. Victoire conserva une distance d'un mètre entre elle et la table où reposait Paul. Elle était plus à l'aise ainsi, assez proche pour sentir la présence de son ami, mais pas trop pour pouvoir s'affranchir de la vacuité de l'enveloppe à laquelle elle faisait face. Dans les mœurs, les Tahuts venaient se recueillir, parler au mort, lui énoncer à haute voix ce qu'ils avaient sur le cœur ou simplement le divertir avec des histoires. Victoire en était incapable. Elle avait des choses à dire. Elle était consciente que formuler ces choses lui permettrait de se sentir mieux. Mais sa voix n'avait pas la volonté de sortir de sa gorge. C'est mentalement qu'elle se confia à lui, faisant abstraction de l'absence de vie du corps qui lui faisait face et cherchant à capter l'attention de l'âme qui trainait peut-être encore autour. Elle n'avait pas de théorie sur la mort et n'était pas très croyante, mais si jamais un fragment de son âme était toujours présent, la voix ne serait pas nécessaire. Si jamais une forme immatérielle de Paul était quelque part, ses mots lui parviendraient. Et s'il ne les recevait pas, ils auraient au moins une réalité et ne seraient pas qu'un embrouillamini de pensées confuses en elle.

Tahuta, le secret d'une îleWhere stories live. Discover now