Chapitre 36

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Assise à l'ombre d'un arbre, l'école dans son dos et la spacieuse place principale du village face à elle, personne ne l'avait remarquée jusque-là. Par des talents de discrétion sans doute, il lui était possible d'observer sans être vue. L'expérience se montrait probante et le confirmait puisque cela faisait bientôt une heure qu'elle détaillait attentivement les moindres gestes de chaque personne qui s'activait sur la place sans que personne ne lui eût parlé. Les bâtisseurs répétaient les mêmes gestes mécaniques. Comme Paul, Liam et elle l'avaient fait, ils déshabillaient l'arbre de son écorce. Ils en avaient trouvé un d'une taille démesurée : un diamètre d'au moins deux mètres et une longueur proportionnelle à ce dernier, une force de la nature. Une force de la nature qui n'avait pourtant pas survécu pour que les tahuts l'eussent choisi. Ils n'auraient jamais pris volontairement un arbre en bonne santé, cela se serait révélé à l'encontre de leurs valeurs animistes. Victoire s'imagina cet arbre grouillant de vie, creusé peu à peu par les galeries des insectes, déraciné par les terriers des lapins, alourdi par les nids, fragilisé par tous ces facteurs. Elle le vit progressivement privé de sa substantifique moelle, de sa vitalité, de son énergie qui lui étaient prises à ses dépens par la vie foisonnante. Puis elle s'imagina, une fois les années passées, les décennies, l'arrivée d'un siècle, un coup de vent violent et meurtrier venir l'abattre, mettre un terme à son immortalité. Victoire eut un peu de peine pour cet arbre qui par sa vie lui offrait la possibilité d'assouvir un désir égoïste : rentrer chez elle. Tout le paradoxe prit forme dans sa tête à ce moment donné : pour qu'elle retrouve ses racines, il fallait qu'un être perdît les siennes. Après la découverte de ce tronc massif, mis sur leur route comme une bénédiction de la nature, les bâtisseurs avaient délaissé les autres troncs ramenés. Plusieurs tahuts, avec l'autorisation des bâtisseurs, étaient donc venus en récupérer pour leur donner une seconde vie. Avec leurs avant-bras, les travailleurs s'essuyaient le front pour éviter que la sueur ne vînt couler sur leurs paupières et les recouvrir d'un voile tiède. En effet, de grosses gouttes de sueur s'amassaient dans leurs sourcils à la manière de Meursault, le personnage principal d'Albert Camus dans l'Etranger. Contrairement à lui, elle espérait que cela ne rendît pas fous les tahuts et ne les entrainât pas à tuer qui que ce fût dans un excès de folie. Mais elle ne se tracassait pas pour ça, les tahuts étaient des êtres étrangement pondérés, bien loin des sauvages qu'ils pouvaient physiquement paraître d'au premier abord. La brûlure du soleil était mordante et la chaleur presque insupportable. C'était une des journées les plus chaudes que Victoire eût connues, et pourtant les bâtisseurs travaillaient avec acharnement et à toute vitesse. Victoire fut arrachée brutalement à ses méditations intérieures. Une présence, venant de derrière, la surprit par un contact physique. L'homme s'annonça en lui donnant une petite tape sur l'épaule. Puis, il vint plier ses jambes musculeuses, dans une position accroupie, pour se mettre à son niveau.

-N'aie pas l'air si surprise, je t'avais dit que ça arriverait. Ca a mis du temps, mais le Chef et les anciens ont enfin compris que ton départ ne représentait pas un risque pour l'île.

Victoire tourna la tête vers l'homme aux cheveux mi-longs et tressés. Il regardait dans la même direction qu'elle quelques secondes auparavant, avant qu'il ne l'eût surprise et qu'elle ne tournât son regard vers lui. Elle sentit la pupille de ses yeux observer la conduite opiniâtre de son peuple. Un air paisible s'exprimait à travers le sourire béat qu'il offrit en réponse à la scène. Makao avait toujours l'effet de calmer Victoire, la rendre sereine par sa façon de jeter un regard tendre sur le monde. Tout était source de rire, d'amusement, de plénitude. Les maux s'envolaient si vite avec lui.

-Je n'arrive pas à y croire. Toutes ces personnes qui travaillent durement pour moi...

Le regard de Makao ne se décrocha pas du tableau qui s'offrait à eux. Victoire continua de contempler la figure charismatique du chef de la famille du Bœuf. Elle n'avait pas besoin d'observer la scène pour savoir quel geste guidait chacun des bâtisseurs. Elle les avait si longtemps analysés qu'elle avait décélé l'algorithme qui régissait la conduite de chacun. Après un long moment où Makao détailla lui-même les individus coulant de sueur et de motivation, ses lèvres remuèrent à nouveau.

Tahuta, le secret d'une îleWhere stories live. Discover now