Chapitre 33

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Un homme, grand, d'âge moyen, de la famille de l'écureuil il lui semblait, vint à la rencontre de l'homme au pain. L'homme au pain, c'était un homme aussi vieux que le Chef, ou presque, qui n'était pas le plus vieux de sa famille, puisque sa sœur en était le Chef. Il se trouvait quasiment en permanence au centre du village pour distribuer une sorte de pain. Quand il n'y était pas, c'est qu'il était au four. Un peu à l'écart de la grande place, le four faisait cuire le pain qui était fait avec une céréale moulue qu'on apportait au grand-père Ecureuil. Mais ça, c'était le travail de quelqu'un d'autre. Lui, avec cette céréale sous forme de farine et un peu d'eau, il faisait son pain et le distribuait. Enfin ce que Victoire appelait le pain, c'était surtout des crêpes épaisses et moelleuses. Un peu comme le pain libanais, qu'on appelle aussi le pain pita, mais en plus épais. Ma Roana en avait plusieurs fois rapporté. L'apparence l'avait tellement intriguée qu'elle s'était précipitée pour goûter en oubliant presque de remercier la terre, Ma Roana avait dû le lui rappeler. Après tout, elle n'avait pas souvent des repas à base de ce qui ressemblait à du pain : un produit de chez elle. La nourriture lui avait manqué, un peu. Mais elle s'était vite habituée. Elle regardait le vieillard distribuer fièrement le fruit de son travail à mesure que des hommes et des femmes venaient à sa rencontre. Elle reconnut même le mari de la fille de Makao. Celle-ci ne devant certainement plus être apte à se déplacer aisément avec son gros ventre. Une vie pour une mort pensa Victoire. L'effectif de la population était tristement d'une telle constance. Mais il valait sans doute mieux ça qu'une surpopulation qui engendrerait une crise de la faim. Ici tout était harmonie justement car les choses n'étaient pas éternelles. Elles se répondaient, se complétaient et s'équilibraient.

-Et si tu arrêtais de rêvasser Victoire, on a encore du boulot !

Talia allait mieux. Depuis la cérémonie en l'honneur de Paul, elle remontait la pente. Comment faisait-elle ? Si vite... Victoire acquiesça.

-Ecoute, je vais passer voir grand-mère Lièvre toute seule. Elle est un peu malade. Son mari est venu me voir très tôt ce matin pour me le signaler. On se retrouve plus tard chez moi pour continuer la tournée. Il nous restera la fille de Makao, le petit garçon à l'érysipèle, et Fetnat à aller voir. Victoire avala sa salive. Elle n'avait pas envie, mais alors pas envie du tout de voir la grande fille moqueuse et acerbe de Ma Roana. Envie ou pas, elle fit le signe de la main tahutien, synonyme d'affirmation, comme pencher la tête de bas en haut l'était en français, et remercia Talia. Elle alla marcher du côté de la plage. Elle se demanda aussitôt si elle croiserait Liam. Ils ne s'étaient pas revus depuis... depuis. Victoire secoua la tête pour chasser les pensées de cette soirée passée dans les bras du tahut. Elle n'en avait pas honte, mais elle avait laissé ses désirs s'exprimer comme dans un rêve, comme dans un moment d'irréalité. Comment se comporteraient-ils dans la réalité ? Le Liam à cœur ouvert qu'elle avait découvert, et celui qu'il montrait au quotidien étaient si différents. Lequel serait-il la prochaine fois qu'ils se verraient ? Victoire eut un petit moment de nostalgie en voyant une des étoiles sculptée dans le bois d'un arbre. Elle choisit de suivre son parcours, celui aux petites étoiles, même si maintenant elle en connaissait bien d'autres plus rapides pour rejoindre la plage. Elle déboucha comme prévu sur le sable chaud. Le soleil était à son zénith, et sa chaleur mordante une fois l'ombre des arbres quittée. Victoire s'introduit sur la plage tout en restant le long des arbres pour se protéger de l'astre. Elle marcha plusieurs centaines de mètres avant d'arriver au lieu où ils travaillaient sur le bateau. Il y avait quelques débris, mais pas davantage de traces des deux longs mois où ils s'étaient impliqués dans la tâche. Elle s'assit là, posa ses fesses sur le sable chaud, pas directement en contact avec ce dernier grâce à la robe longue qu'elle portait. Les robes longues que Ma Roana lui donnait, et qui appartenaient autrefois à ses filles quand elles avaient un plus petit gabarit : à treize ou quatorze étés lui disait-elle, se trouvaient toujours colorées. Avec leur peau bronzée, elles mettaient en valeur les femmes tahutiennes, souvent callipyges. Cela n'était pas le cas de Victoire qui flottait dans les robes à défaut de les remplir de sa chair. Elle avait plutôt une allure sportive que pulpeuse, et seul son visage se trouvait relevé avantageusement par le vêtement. Ses yeux verts et son teint pâle en comparaison des yeux bruns et de la peau tout aussi brune des tahuts en avaient étonné plus d'un au début. Ce fut pendant un temps comme on peut voir dans les campagnes françaises, pensait-elle maintenant. Dans son pays, quand quelque chose de différent se passe : la présence d'individus étrangers au village, une façon de procéder différente de celle traditionnelle, les habitants observent avec curiosité. On constate qu'ils n'ont pas l'habitude d'être confrontés à la différence. Parfois ils montrent même leur animosité par misonéisme. Mais les tahuts n'étaient pas conformément identiques à la comparaison, admit Victoire. Leur curiosité à eux était ingénue. Il n'y avait aucune hostilité dans leurs comportements. Sauf avec Paul, au début. Le garçon en avait d'ailleurs un peu souffert. Victoire comprenait pourquoi maintenant. L'histoire. L'histoire détermine des comportements. L'expérience que les tahuts avaient du monde extérieur, celle qui est relatée dans les livres, qu'on leur raconte à l'école étant petits, engendre cette attitude. Elle crée de la méfiance. L'expérience détermine des comportements et c'est Paul qui en avait payé le prix. Elle y avait échappé. Elle était une femme et la première arrivante. Mais un deuxième étranger, un homme en plus de cela, c'était suspect. Ils avaient eu peur que l'histoire se répète. Etait-ce pour ces mêmes raisons que Mohea et Fetnat, les filles de Ma Roana, se montraient hostiles envers elle ? Les yeux de Victoire se fermèrent. Les quelques rayons qui n'étaient pas filtrés par les branches des arbres lui caressaient le visage. La sensation était relaxante, et accompagnée du manque de sommeil, elle ne put s'empêcher de somnoler. Sans vraiment s'endormir, elle ferma les yeux et se laissa bercer par la sensation de bien-être. Ses nuits étaient encore difficiles car son cerveau avait du mal à se mettre en veille et à prendre de la distance avec ses préoccupations. Elle se délecta donc de ce moment opportun de prendre du repos. Elle ne sut pas vraiment combien de temps elle était restée là, les yeux fermés, quand des bruits vinrent la sortir de ses songes. Dix minutes ? Une heure ? Victoire s'était involontairement assoupie. Elle regarda autour d'elle, à demi-réveillée, le regard encore dans le vague, pour savoir d'où provenaient les bruits qui l'avaient sortie de son sommeil. La réponse ne se fit pas attendre. Un bateau s'était échoué sur la côte, à quelques centaines de mètres à sa droite, en contrebas. Des personnes en étaient descendues. Trois exactement. Ils avaient les caractéristiques physiques de personnes originaires d'Asie. Enfin, il lui semblait. Elle était loin. Cela l'étonna d'ailleurs car dans l'histoire de Jove, des anglo-saxons étaient à l'origine du deal. Elle s'était imaginée des britanniques. Peut-être que sa vue la trompait d'où elle était. Il aurait fallu qu'elle s'approche. Soudain, le cerveau de Victoire tourna à cent à l'heure. Plein d'idées lui vinrent. Elle rembobina toutes les informations qu'elle avait en sa possession. Ces personnes étaient des individus qui profitaient des tahuts, qui les faisaient chanter depuis presque deux cents ans contre de la drogue. Elle n'allait pas rester sans rien faire. Dans quel monde peut-on laisser faire ça ? Les tahuts étaient trop naïfs, ou plutôt ingénus. Ils ne savaient pas que depuis deux cents ans le monde avait bien évolué. Si elle ne repartait pas avec ces individus délétères, elle ne resterait pas non plus les bras croisés pendant que les tahuts se faisaient exploiter. Victoire sauta sur ses pieds et, dans un élan de spontanéité, alla à la rencontre des individus de l'extérieur. Elle marcha avec détermination. La vue des étrangers l'avait sortie des vapes. Eux ne prirent pas immédiatement conscience que quelqu'un marchait en leur direction. Ils devaient être habitués à attendre car les moyens de communication autres que la parole directe étaient inexistants sur l'île. Ce fut quand Victoire se trouva à quelques mètres d'eux qu'ils remarquèrent sa présence. Victoire s'amusa intérieurement de voir trois têtes ahuries se tourner vers elle. Ils ne devaient pas être accoutumés à être accueillis par une personne avec des caractéristiques physiques aussi européennes qu'elle. Contrairement aux îles touristiques, les européens qui avaient été sur celle-ci, on les comptait sur les doigts de la main... Décidemment elle était complètement folle. Elle ne pouvait plus faire demi-tour maintenant. Bien que ces gros yeux braqués sur elle l'impressionnassent plus que ce qu'elle avait imaginé. Faire bonne figure. Il ne fallait pas qu'elle se laisse déstabiliser.

Tahuta, le secret d'une îleWhere stories live. Discover now