CHAPITRE TRENTE-DEUX

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- Maman ?

Laïla le savait : à cet instant précis, elle se trouvait devant le pire. Le moment fatidique était arrivé : la bête et la fille se rencontraient pour la première fois. La mère et Taurus ne purent retenir un cri de surprise. Et ensuite, un long silence s'installa. On n'entendait plus qu'une respiration rauque et bestiale, celle de cet être énorme, au corps zébré de cicatrices, à la tête d'animal, et au regard qui n'avait rien d'humain. Il ne prononça pas un mot. Il resta là, droit, dans le plus grand mutisme, attendant la moindre réaction de la part de cette petite fille qui était en face de lui.

Le regard de celle-ci traduisait une grande peur, tandis que son visage, desséché par les larmes, dévoilait un bien grand chagrin pour un si petit corps, si bien que le monstre se demanda furtivement la cause de cette tristesse... Sa bouille se tournait alternativement vers Taurus et vers Laïla, et l'air désemparé de cette dernière rendait la situation encore plus terrifiante pour la petite d'à peine six ans. Il faut dire que cette situation l'affolait grandement...

Elle clignait des paupières tout en réfléchissant à la hâte, le cœur battant. Depuis combien de temps lisait-elle ? Quand Lucy était-elle partie de sa chambre ? Laïla n'en avait pas la moindre idée... Alors qu'elle était perdue dans ses pensées, la voix à moitié tremblante de sa fille la ramena à la réalité :

- Maman ? Pourquoi il est là, lui ?

Taurus observa Laïla du coin de l'œil. Elle chercha un instant son regard, paniquée, avant de baisser la tête et de courber le dos, profitant de quelques instants pour chercher ses mots. La bouche entrouverte, elle cherchait désespérément à mettre un peu d'ordre dans ses pensées pour ensuite les exprimer dans un ordre cohérent. Mais ses pensées étaient trop embrouillées. Tout semblait tourner en rond. Et elle avait l'impression de manquer de temps pour réfléchir convenablement. Elle parut toutefois sur le point de parler, l'espace d'un instant, avant de se raviser, fermant la bouche si brusquement que ses dents s'entrechoquèrent.

Elle ne savait pas par où commencer. Ni comment expliquer la situation ; encore moins l'attitude à adopter. Elle était perdue. Complètement perdue. Finalement, elle releva la tête et croisa le regard de Taurus tout en serrant sa clé dorée entre ses doigts. Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre le message : elle voulait qu'il parte. Peut-être pensait-elle que sa « non-présence » allait mettre de l'ordre dans son esprit, comme par magie ? Peut-être avait-elle pris cette décision sans réfléchir, dans un instant de panique ? Dieu seul sait quelles pensées agitaient cette âme tourmentée... 

A sa grande surprise, Taurus n'opposa aucune résistance, ne poussa même pas un soupir. Sans transition, il utilisa sa magie et s'illumina alors d'une lueur dorée qui palpita un instant avant de s'évanouir, un instant plus tard, en même temps que sa présence. Et le silence retomba entre la mère et la fille. Pendant quelques secondes qui paraissaient une éternité à Laïla, aucune des deux ne parla, aucune des deux ne semblaient respirer.

Leurs cœurs battaient à la chamade pour des raisons bien différentes. L'une étouffait de peur, l'autre était totalement désarmée par la situation. Laïla, instinctivement, commença à réagir en prenant de longues respirations jusqu'à ce que les battements de son cœur se stabilisent un peu. Puis, comme mue par un instinct maternel, elle fit un pas vers son enfant. Pour la première fois depuis longtemps...

Elle se redressa, décidée à sortir de son état désemparé, puis, lentement et très doucement, elle sortit de son lit. Elle s'approcha de sa fille, s'accroupit à sa hauteur, et se pencha pour la prendre dans ses bras. Sans un mot, la petite enfouit alors son visage contre sa poitrine et renifla, pleura en silence.

- Arrête de pleurer, intima-t-elle tout en caressant le dos de la petite Lucy. La bête est partie, tout va bien...

Laïla sentit les larmes de sa fille couler contre sa poitrine, et, à cet instant, elle sentit pleinement tout son trop-plein de chagrin qu'elle couvait depuis bien trop longtemps. Ses doigts se crispèrent alors sur le dos de Lucy tandis qu'elle sentait son cœur se pincer. Comment avons-nous pu en arriver là ? Comment les choses ont-elles pu tourner ainsi ? Pinçant les lèvres pour refouler les larmes qu'elle sentait monter, elle inspira lentement et se força à se reconcentrer sur sa fille.

Elle voudrait refaire comme avant ; lui raconter une histoire, lui chantonner une comptine pour la calmer... Mommy, the little boats that go on water, do they have legs? Mais elle ne peut rien articuler. Ses mâchoires étaient soudées, et Laïla eut alors l'intime conviction que quelque chose avait été véritablement brisé entre elle et sa fille : un lien familial, tout simplement. Des câlins par milliers ne suffirait pas à réparer ce qui est désormais fracturé pour longtemps.

En un mois, tout avait basculé et Laïla admit enfin ce terrible état de fait. Alors, elle resta là, avec sa fille, secoués par les flots, comme un pauvre bateau unijambiste perdu au beau milieu de l'eau.

- Maman ? osa la petite Lucy au bout d'un moment tout en reniflant. Pourquoi, elle était là, la bête ?

- Je ne sais pas, mon trésor, répondit sa mère, en proie à une bouffée de tristesse.

La petite resta un instant silencieuse tandis que sa mère continua de lui caresser doucement le dos.

- Tu sais, moi, ce n'est pas la première fois que je la vois, révéla-t-elle dans un souffle. Je rêve d'elle, parfois...

Blottie contre sa mère, elle sanglota de peur, à moitié paniquée :

- Mais je ne sais pas pourquoi elle était là ! Les personnes dans les rêves, elles ne viennent pas en vrai, non ?

- Normalement non, mon cœur... souffla sa mère.

La petite eut alors un violent mouvement de recul et plongea un regard apeuré et torturé à la fois, aux iris brillants de larmes, une expression bien trop triste pour une simple fillette de six ans.

- Alors pourquoi elle était là, Maman ? lâcha-t-elle d'une voix criarde en haussant la voix.

Laïla prit doucement la petite tête de sa fille avec une main, et la rapprocha de sa poitrine avant de sa seconde dans ses fins cheveux blonds. Silencieuse, elle hésita un instant et ajouta un mensonge de plus à tous ceux qu'elle avait racontés au cours du dernier mois :

- Je ne sais pas...

- Tu crois qu'elle me pourchasse, demanda ensuite sa fille après quelques pleurs. Et que c'est pour ça qu'elle vient tout le temps dans mes rêves, et qu'elle est venue ici aussi ?

Et un autre.

- Peut-être, mon trésor... Dieu seul sait ce qu'elle a en tête, murmura-t-elle, doucement, encore machinalement.

- Et c'est elle qui t'a rendue malade, tu crois ? s'enquit-elle ensuite. Parce que, après qu'elle est venue dans mes rêves, tu es tombée malade...

Et encore un autre...

- Peut-être, mon trésor, peut-être...

Qu'aurait-elle pu dire d'autre ? A cette fillette si jeune, et déboussolée ? Bien qu'elle s'en voulait d'avoir menti une nouvelle fois à sa fille, Laïla sentait, au fond d'elle-même que c'était la meilleure des solutions. Après tout, comment pouvait-elle expliquer à une enfant ce qu'elle, une adulte, n'arrivait même pas à comprendre ? Aucune réponse ne lui semblait sensée, si ce n'est le mensonge...

- Mais ne t'inquiète pas... dit-elle ensuite tout bas en caressant doucement le dos de sa fille. Je vais trouver une solution, je te le promets.

Je te le promets, lui répéta-t-elle en pensée, incapable de parler. Je ne te laisserai pas comme ça, pas aussi triste toute ta vie. Je trouverai une solution ; je bataillerai contre vents et marées s'il le faut pour comprendre, trouver une solution à ton problème, pour que la tragédie et la tristesse ne t'engloutissent pas. Pour que tu te relèves, pour que je puisse t'expliquer correctement toute cette situation, pour qu'ensemble, nous puissions réparer ce lien qui a été brisé. Fais-moi confiance, tout ira bien. Pour toi, ma fille, je n'aurai plus peur et j'irai à Earthland, cet Eldorado pour les personnes comme toi.

Le corps de Lucy se détendit quelques instants plus tard. Laïla ne bougea pas, elle la garda blottie contre sa poitrine, écouta son souffle hérissé de sanglots, caressa doucement son dos, sans peur, pour la première fois depuis longtemps, et fredonna une chanson ancienne que sa propre mère lui chantait qui servait à la bercer lorsqu'elle était petite. Mais surtout, elle grava dans son esprit ce souhait qui allait régner pour le restant de ses nuits : refaire une vie de famille avec sa fille. Comme avant.

L'étoile brûlante.Where stories live. Discover now