Chapitre 42 - Ashley

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J'aimais à croire que ce souvenir resterait éternel. Qu'il reviendrait me visiter les nuits de pleine lune lorsque le sommeil se languirait à m'emporter. Puis quand le maître de l'ombre viendrait définitivement poser son voile sur mes paupières, avec bienveillance il me gâterait une toute dernière fois. De ses doigts, il entrelacerait chacun de mes instants de bonheur afin qu'ils deviennent mon suaire. Et cette soirée, cette nouvelle traversée sur laquelle je désirai m'embarquer avec Jack, serait l'un de ces moments précieux dont je souhaitai être enveloppée avant que mon ultime souffle ne m'emporte. Après tout, ce soir, l'ancre, celle qui me retenait toujours un peu, celle qui freinait le voyage dans lequel je m'étais engagée aux côtés de Jack, verrait son emprise diminuée.

Assis sur la première marche du perron, le dos droit, ses avant-bras posés sur le haut de ses genoux, Jack ne se doutait pas de mes intentions. Ses pensées semblaient être tournées vers un père poussant le tricycle de sa fille, sur le trottoir d'en face. Une tétine à la bouche, les gestes et les babillages de sa petite demoiselle exprimaient son enthousiasme à la vue du décor tout droit rapporté de la capitale de la Laponie qui magnifiait mon jardin. Connaissant l'envie de Jack de fonder une famille, j'imaginai sans peine son expression attendrie. Me concernant, devenir mère, vivre l'expérience de la maternité, jamais mes désirs n'avaient emprunté cette voie. Contrairement à moi, il aspirait à entendre une voix fluette résonner dans la maison, sous les douces notes de papa. Cependant n'étant pas insensible aux expressions de son coeur, en silence, j'espérais que le temps ferait son oeuvre et qu'un jour je partagerai son désir. Mais en attendant, il y avait un chemin sur lequel j'étais certaine de vouloir poser mes pas.

Mes fesses vinrent rejoindre Jack sur le sol en béton dont la fraîcheur se mêla subtilement aux mailles de mon pantalon. En réponse, un léger frisson remonta le long de mon échine me faisant instantanément regretter mon châle en cachemire dont les graphismes rappelaient une oeuvre de Pollock. Le chanceux reposait négligemment sur le dossier de mon canapé. Pour prémunir mon corps de tout tremblement, je plaquai le haut de mes cuisses contre ma poitrine. Même si sous le souffle du vent, l'air s'était profondément rafraîchi, et qu'il aurait été préférable de m'entretenir avec Jack assise dans le doux confort qu'offrait mon nouveau chez moi, je me résignai à supporter le froid. Là au moins, en toute discrétion, à la place des mots, en lui remettant mon présent, je lui confirmerai sa place dans mon coeur. Mais pour cela, il fallait que j'entame la conversation.

— Je ne suis pas la seule à être en admiration, ajoutai-je en désignant du menton la petite fille aux couettes brunes dont les chouchous verts fluo se reflétaient dans la nuit.

Mon entrée en matière n'était pas des plus originales, pourtant naïvement je souhaitais qu'elle dissipe la ride du lion qui ombrageait son regard. Ma présence ne le ravissait pas, et son soupir d'exaspération ne fit que le confirmer. Son changement d'humeur était flagrant, et j'en connaissais la cause. Moi, ainsi que ma course précipitée dans la maison, avions tout gâché.

— J'aurais au moins fait une heureuse ce soir, finit-il par me confier sans parvenir à contenir l'amertume qui noircissait son intonation.

Le voile sur mes craintes venait de se dissiper. Cependant, je n'en éprouvai aucun soulagement.

— Elle au moins ne détale pas comme une gazelle effrayée. En toute honnêteté, je croyais que nous avions dépassé ce cap, mais je me suis trompé. L'idiot que je suis, imaginait réellement que nous avancions dans la même direction.

Comment pouvais-je lui en vouloir de penser que sa surprise avait ravivé mes anciennes fêlures? Après tout, depuis notre rencontre, chacun de ses gestes d'affection n'était qu'une excuse pour m'éloigner de lui et ainsi le tenir à distance. Il le savait. Avant, il le comprenait. Il acceptait le houlement de notre relation. Mais c'était avant que je ne porte à sa connaissance mes sentiments. Dorénavant, imaginé que je puisse le fuir à nouveau glaçait son regard, emportant le bleu océan de ses yeux que j'affectionnais tant, pour ne devenir plus qu'un lac gelé. Pour la toute première fois, nos rôles étaient inversés. C'était à mon tour de le rassurer afin que le souffle de son amour ne se tarisse pas. Pour cela mes espoirs reposaient sur le contenu de cette petite boite en cuir.

Notre valse en trois temps - tome 2 - Et siOù les histoires vivent. Découvrez maintenant