Chapitre 46 - Jack

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Je n'avais eu aucun instant à moi. La journée avait filé à vitesse grand V, et je misais sur la soirée pour me détendre. Je hissai mon regard au-dessus de la foule. À cette heure, le bar était bondé et il ne désemplirait qu'après les premiers coups de minuit, une fois que chacun rentrerait avec sa complice tout en se galvanisant qu'aucune promesse de lendemain ne serait dite, ni même suggérée. J'avais joué ce personnage. Les rencontres d'une nuit, le sexe sans attache, mais Ashley, nos slows improvisés dans le salon, ses pieds froids à la recherche de ma chaleur corporelle sous la couette, nos draps froissés au petit matin, tous nos instants partagés avaient emporté l'ancien moi.

Tout en me frayant un chemin parmi les clients, je me repassai les indications de Claire, et repérai sans difficulté leur table. Tout le petit groupe discutait gaiement, tout en sirotant leur boisson.

— Te voilà enfin.

Pour la punir de son ton ronflant, je claquai un bisou bruyant sur la joue de ma soeur, puis avalai une gorgée de son whisky pour d'emblée regretter mon impulsivité.

— Ton palais est vraiment détérioré, dis-je en grimaçant. Quel gâchis!

— Déguster son whisky avec de la glace n'est pas un sacrilège. Et si ça ne te plaît pas, prends-toi un verre au lieu de mettre ta bave dans le mien.

Je m'empressai de suivre son conseil qui sonnait, d'ailleurs, plus comme un ordre. Dans une gestuelle que seul un serveur pouvait comprendre, je commandai un whisky, puis dans la foulée, je serrai dans mes bras ma belle-soeur, Camille, et Claire. Pour ne pas faire de jaloux, Hurl, son mari ainsi que mon frère et Henry eurent droit au même traitement. Tous étaient présents pour assister au vernissage de ma mère. Il ne manquait qu'Ashley. Si son absence me pesait, je me consolais en pensant à nos prochaines retrouvailles, loin du froid et de la morosité hivernale. À nous, l'éclat du soleil et l'embrun marin emplit du parfum exaltant des Caraïbes. À nous la distorsion temporelle, les journées d'insouciance, les baisers au goût salé.

— L'un de vous a-t-il parlé à maman? demanda Isa alors que je me délestai de mon manteau tout en arrêtant de projeter des images mentales de mes futures vacances.

— J'ai essayé, ce matin, mais sans succès, répondis-je.

— J'ai réussi à la joindre, intervint Éric. Elle était sereine. Tous ces requins du monde de l'art ont pensé qu'elle ne se relèverait jamais et que son unique option était de prendre sa retraite.

Percevant l'irritation dans la voix de son mari, Camille enlaça l'avant bras de mon frère. Il n'était pas nécessaire de nous rappeler la raison ayant poussé notre mère à déposer ses pinceaux. Cette période avait été si trouble pour toute notre famille que l'oubli n'aurait jamais sa place.

— Ils l'ont enterrée, poursuivit Éric après s'être raclé la gorge pour reprendre le contrôle, et elle, elle reste paisible. Toute cette effervescence ne l'affecte pas. Elle y est totalement indifférente.

— Moi ça ne m'étonne pas, lâcha ma belle-soeur. Votre mère est l'artiste de tous les records. Ses peintures se vendent à plusieurs millions et pourtant rien de tout cela ne compte pour Sofia. Son histoire avec la peinture va au-delà de l'aspect pécuniaire ou de la reconnaissance. Certains tiennent un journal intime pour retracer le voyage dans lequel la vie les conduit, votre mère, elle, elle utilise ses pinceaux. C'est pour cela qu'elle est si calme. Ses toiles sont criantes de sincérité. Elle ne recèle aucun mensonge, aucune tromperie. Elle parle à tous.

Camille était de ces femmes discrètes tant par leur beauté que par leur présence. Lorsque qu'en haut de mes vingt ans, mon frère avait fait sa connaissance, ma jeunesse m'avait empêché de distinguer ce qu'Éric avait perçu en elle. Sous son un mètre soixante-cinq, elle paraissait minuscule à ses côtés. De son teint laiteux et de ses yeux noisette ne se dégageaient aucune flamme, aucun feu hardant, juste la sagesse de ceux et celles qui avaient compris que les décibels d'une réaction vive portaient moins que le silence.

Notre valse en trois temps - tome 2 - Et siOù les histoires vivent. Découvrez maintenant