47. Maintenant ou jamais

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"Tu t'es arrêté de parler et seul le silence t'a répondu. Mais ces mots, ces milliers, ces millions de mots qui se sont arrêtés dans ta gorge, les mots sans suite, les cris de joie, les mots d'amour, les rires idiots, quand donc les retrouveras-tu ?"

Georges Perec

Il devait être seize heures, à peine, lorsque l'on aperçut dans la soirée du vingt-cinq mai une jeune femme danser, esseulée et trempée, devant la onzième demeure de Crewdhills Street. Cela faisait déjà de biens longs mois que l'on ne l'avait plus aperçu de ce côté-ci de la ville. Les voisins, depuis leurs fenêtres, furent formels. C'était elle. Elle avait une si singulière manière de se mouvoir et d'émouvoir qu'il leur était impossible de se méprendre.

Elle était semblable à un oiseau. À un oiseau sans ailes. Elle avait la grâce et la légèreté d'un ange, d'une fée et d'un cygne, le tout à la fois.

Elle éprouvait de toute évidence le désir d'y entrer, mais craignait d'y entrer, alors, elle n'y entrait pas. Cela ne tenait qu'à elle, d'entrer, de jeter un coup d'œil et de ressortir. Son cœur balança ainsi de longues, très longues minutes. Il ne cessa qu'au moment où le Père Raphaël la trouva, assise sur le trottoir d'en face, à regarder la maison de son enfance, sous une pluie diluvienne.

Elle éclata d'un rire sincère, en le voyant l'approcher. L'apprivoiser. Elle savait que c'était là l'un de ses vieux voisins qui l'avait appelé, jurant probablement qu'elle était devenue folle. Il fallait dire qu'après avoir euphoriquement dansé au beau milieu de la route pendant plus d'une demi-heure, elle s'était simplement assise et s'était mise à sourire en regardant le ciel, ses mains jointes, silencieuse comme l'étaient les vieilles églises.

— Exorcisez-moi, mon Père, l'implora-t-elle en regardant le fantôme de son frère.

Le prêtre opina et lui tendit la main. Elle l'accepta, juste comme un mendiant acceptait un morceau de pain. Le Père Raphaël portait toujours sur lui un double des clefs des Morgan, n'était-on jamais suffisamment prudent. Il ne s'étonna ni de la requête d'Elizabeth, ni de son appel, ni du sourire qu'elle avait au bout des lèvres. Il l'avait attendu. Convoité. Espéré. Ces dernières semaines, Elizabeth pleurait et souriait comme elle riait. Un point fixe que l'on avait omis de fixer.

L'été arrivait, et avec lui, la fatidique date du cinq juin sonnait comme fatale échéance.

La jeune femme avait passé son après-midi au cimetière de Nightingale, l'endroit idéal pour un affront royal, pour un au revoir final, pour une projection astrale. Des croix, des croix, et encore des croix ; vu du ciel, c'était là le plateau géant d'une partie de morpion qu'un anonyme Tout-puissant avait débutée, bien des siècles auparavant.

Elle s'y était présentée et y avait déposé un bouquet de tournesols, fleurs du bonheur qui cherchaient les premières lumières de l'astre solaire après les ténèbres éternelles des nuits. Jour après jour.

Le message avait été fort, elle allait se tourner vers le soleil. Elle se tournait vers le soleil. Le cherchait, là où lui, n'était plus que poussière d'étoiles.

« — Salut, frangin, avait-elle prononcée en trouvant sa tombe. Désolée pour le retard, il semblerait que j'ai été longue à comprendre le message... Je vais quitter la ville. Demain, dès l'aube. À peu de choses près, avait-elle souri. Je suis presque certaine que ça a déjà été dit... Un beau poème se termine, et un autre commence. Je crois... Je l'espère. Tu l'aurais aimé, je le sais. Moi, je l'aime. Ethan. Me serai-je seulement intéressée à lui, si tu avais été encore là ? Il est le bon. Oh ça oui, il est le bon. La première fois que je l'ai vue, il m'a souri, si tu l'avais vu... C'est là que j'ai su que l'oublier aller être difficile... Impossible, en réalité. Et puis, il est entré dans cette salle et je l'ai observé... J'ai cru à une chimère divine. Il l'est. Un ange, mon ange. Je ne sais pas quoi faire... J'aurais tant aimé que tu sois là, pour me le dire. Tu es parti si proche du but... De mon but à moi. J'ai résolu le mystère, frangin. Je sais qui je suis, et plus encore, je sais qui je veux être. J'ai obtenu les réponses aux questions que je n'osais pas même poser. Je serai forte, désormais. Je ne suis plus cette petite pisse-au-lit que tu as connu... Pardonne-moi, grand-frère. Il faut que je quitte Wibstorm, avec lui. Que je te quitte toi. Que je commence une nouvelle vie. Je ne sais quand je reviendrai te voir, ni même si je le ferai, mais tu seras toujours avec moi. Tu le seras toujours. Rendez-vous ciel céleste ? avait-elle reniflé pleine d'espoir, le visage baigné de larmes.

Rendez-vous salle 209 Where stories live. Discover now