11. À contre-courant

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“Cette main vivante, à présent chaude et capable d'ardentes étreintes, si elle était froide et plongée dans le silence glacé de la tombe, elle hanterait tes journées et refroidirait tes nuits rêveuses, tant et tant que tu souhaiterais voir ton propre cœur s'assécher de son sang pour que dans mes veines coule à nouveau le flot rouge de la vie, et que le calme revienne dans ta conscience. Regarde, la voici, je te la tends.”
John Keats


— Enfant, lorsque l'on vous apprend que la Terre tourne, il vous est impossible de le croire. Comment ? Comment pourrait-elle tourner, alors que tout autour de vous est figé ? Les films ne bougent pas. Le temps ne passe pas. On vous ment depuis le berceau, sans même chercher à vous le cacher. De qui est-ce la faute ? Des mensonges trop crédibles ou bien des menteurs trop certains ? Peut-être sommes-nous simplement trop crédules ? Pourtant, je peux vous assurer que la Terre tourne, et si vous ne me croyez pas, alors allongez-vous et fermez les yeux. Allez-y, je suis on ne peut plus sérieux ; écartez les tables, allongez-vous et laissez-vous porter par l'inertie terrestre.

Ethan était-il devenu fou ? C’était là du moins la question à un million. Le professeur pouvait le lire dans leurs prunelles. Il s'en réjouissait. Ils restèrent un instant ainsi, une minute ou deux, à se regarder dans le blanc des yeux dans un silence respectueux. Devaient-ils obéir ? Qu'à cela ne tienne, ils obéiraient.

Les tables furent écartées, les corps allongés, les esprits embrumés et les premiers nez de l'année, déjà, enrhumés. Peter, Sean, Neil et Charlie avaient lancé le mouvement, les mines épanouies et les regards bien audacieux. Ethan leur avait demandé de s'allonger mais, si l'on s’en tenait à la lecture de leurs visages heureux, l'on aurait pu croire qu'il leur avait soufflé à l’oreille de mettre feu à l’école. Les plus sceptiques cédèrent et prirent part à son jeu en le voyant lui-même s’étendre au sol.

— Merci les garçons d'avoir ouvert la marche, c'était très courageux à vous. Maintenant que nous sentons la Terre bouger, laissons-nous porter, voulez-vous ? Nous avons vécu hier, et si tout se passe bien, alors nous vivrons demain. Mais veillez, je vous prie, à ne jamais considérer ce principe comme acquis. Certains n'ont plus le droit aux lendemains. Certains se voient prisonniers entre un hier plein de prières et un jour prochain incertain. Bloqués entre deux battements de cœur. De cils. Les films... ils ne bougent pas réellement. Je radote, il est vrai oui, mais c’est là la plus stricte des vérités, mes amis. Ils ne sont que successions d'images immobiles, de fragments de moments qui, pris hors du temps, deviennent éternels. Alors, les images s'animent et tout s'envenime, les secondes défilent, les jours passent, la Terre tourne et devient terreur, les cœurs battent, les corps se brisent. À moins que ce ne soient les corps qui se battent, et les cœurs qui se brisent. Nul ne sait.

— Bloqués entre deux battements de cœur ? répéta dubitativement le jeune Neil.

— Parfaitement, oui, bloqués entre deux battements de cœur, acquiesça le professeur. Voyez-vous, il est dans ce monde des choses bien dangereuses qui savent se cacher juste là, sous nos yeux. Vous êtes nés, et vous mourrez. Nous mourrons tous. Mais en attendant, en attendant nous devons nous démener avec cette étrange chose que les plus fantasques et poètes d'entre nous appellent la vie. Le simple fait de vivre devrait vous mettre dans un tel état de rage ! Et s'il ne le fait pas, si le simple fait de vivre ne vous met pas dans un état incontrôlé et incontrôlable de rage, c'est que vous ne vivez pas ! Réveillez-vous ! Qu'attendez-vous pour vivre ? Hm ? Comment rester là, à respirer, pleurer, rire, dormir, et aimer, tout en sachant que notre temps est compté ? Que les êtres aimés nous quittent un à un, parce qu'amour n'est plus assez ou que mort est trop ? Le point auquel je veux vous mener est celui-ci : quel plan ineffable peut bien permettre cela ? Ne soyez pas l'image immobile. Soyez le film. Que dis-je, soyez le cinéma ! Réfléchissez-y un instant. Quelques secondes, tout au plus. Après tout, c'est tout ce que nous avons devant nous, n'est-ce pas ? Des secondes qui s'écoulent.

Rendez-vous salle 209 Où les histoires vivent. Découvrez maintenant