26. Les opposées satires

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"Il y a dans le monde beaucoup de petites Beth timides et tranquilles qui ont l'air de ne tenir aucune place, qui restent dans l'ombre jusqu'à ce qu'on ait besoin d'elles, et qui vivent si gaiement pour les autres, que personne ne voit leurs sacrifices. On les reconnaîtrait bien vite le jour où elles disparaîtraient, laissant derrière elles la tristesse et le vide !"

Louisa May Alcott

Elizabeth effleurait, pour la centième fois au moins, ses propres lèvres de la pulpe de ses doigts. Simplement pour s'assurer qu'elles étaient bien là, que ce baiser ne les lui avait pas dérobées.
Un livre était grand ouvert sur ses genoux, et un sourire un peu fou, sur ses lèvres, redessinait ses joues. Elle avait déjà lu cette phrase, et même relue. Peut-être même l’avait-elle rerelue. Cela ne faisait aucune importance.

— Vous n'êtes pas bien bavarde, Madame de Pompadour, la taquina son amant.

— Peut-être vous ai-je déjà dit tout ce que j'avais à vous dire pour le moment, très cher Casanova, lui répondit-elle d'une audace douce.

— Quand l'auriez-vous fait ?

— Quand nous nous sommes embrassés ?

Ethan sourit malgré lui. Cela faisait deux heures et demie, déjà, qu'il conduisait. Cela faisait deux heures et demie, déjà, qu'ils avaient quitté Wibstorm et tout interdit. Cela faisait deux heures et demie, déjà, qu'Elizabeth Juliet Morgan, sagement assise sur le siège passager, avait les yeux grands ouverts.

C'était un pas en avant incontestable, qu'Ethan ne manqua pas de souligner. De féliciter. De conforter. Mais Elizabeth demeurait pétrifiée à l'idée de regarder devant elle. De voir la route. De mourir. Pire encore, de le voir mourir, lui. De devoir lui survivre, à lui aussi. Elle avait fait de véritables progrès dans ce drôle d'endroit où il avait été contraint de la laisser sans se retourner, et elle en ressentait même les flous contours d'une fierté tue. Si elle voulait maintenir le cap, il lui fallait s'armer de patience, au risque de voir ses efforts partir en fumée.

Un pas après l'autre. C'étaient les petits pas qui, mis bout à bout, donnaient l'impression de grandes enjambées. Un pas après l'autre.

Entre deux morceaux de conversations, elle lui faisait la lecture. Ça l'apaisait elle, et l'enchantait lui. L'entendre lire ou réciter des vers était l'une des choses qu'il préférait au monde. 

— Avant, j'adorais les trajets en voiture, dit-elle. Sentir ma tête contre la vitre froide, observer comme la lune nous suit, et faire la course avec deux gouttes de pluie. Les arbres aussi. Les paysages, les bâtiments, les lacs et les arbres, leurs couleurs se mélangeaient et formaient de jolies peintures d'enfants dessinées aux doigts.

À l'entente de ces mots, il écarta l'une des mains du volant pour prendre celle d'Elizabeth, sur ses cuisses.

— Joli, le verni à ongles, souligna-t-il. Tu portes bien le noir ; je vais ralentir, lève tes yeux.

Elle essaya de lui dire qu’elle ne se sentait pas prête, et il l’entendit. Il refusa seulement de l’écouter.

— Un cheval battant le pavé, au pas, tu te souviens ?

Le jeu prit bien vite une tournure nouvelle. Il devint malin. Elle dégagea sa main de son emprise, et passa de celle que l'on tenait à celle qui tenait. Elle le tenait lui. Elle serrait sa main. Ce n'était pas doux comme lui le faisait. Mais ce n'était pas douloureux non plus. Elle ne lui broyait pas la main. Elle lui serrait la main. Ni plus, ni moins. Il lui donnait la force, elle y puisait son courage.

— Mon ange ? Ce n’est rien, nous pourrons toujours réessayer plus tard.

— Plus tard, répéta-t-elle déçue. Plus tard...

Rendez-vous salle 209 Où les histoires vivent. Découvrez maintenant