5. Oeufs et eux brouillés

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Les âmes fortes ont des sentiments bien plus violents que les autres quand elles son tendres.
Voltaire

Les œufs brouillés composaient le petit-déjeuner parfait aux yeux de bien des anglais. Accompagnés de pain chaud et de marmelade, de saucisses fumées, de bacon fraîchement grillé, de ragoût d'haricots flottants dans une sauce tomate réchauffée, de scones ou encore de galettes de pommes de terre cuisinées à l'irlandaise, le petit-déjeuner y était une véritable institution, servi avec un grand verre de jus d'orange et une tasse de thé. Il n'existait probablement pas sur Terre meilleur moyen de commencer la journée.

Pourtant, Ethan, d'un geste de la main endormi, déclina le plateau de pain toasté et de fruits pressés de son ami. John ne baissa guère pour autant les bras et vint glisser à son oreille une phrase qui, elle, sut à merveille le tirer des limbes du sommeil. 

— Elle s'est réveillée.

Avait-elle quitté sa chambre ? Avait-elle prononcé en sa faveur le moindre mot ? Non, elle n'avait pas quitté sa chambre. Non, elle n'avait prononcé pour lui l'esquisse d'un mot, ni même ne l'avait demandé. Comment l'aurait-elle fait, profondément endormie ? S'il avait été un tant soit peu honnête, John lui aurait avoué qu'elle ne s'était pas même réveillée. Mais il n'était que John Smith. Et si personne n'avait perçu la joie d'Ethan Kwats moindre comparée aux soirées d'antan, John Smith lui, ne l'avait pas manqué. Il avait trouvé son ami terne. Fatigué. Vieilli. Soucieux. Accablé, et même affecté.

Pour lui, tout cela n'était qu'un jeu. Un échiquier grandeur nature dans lequel le professeur de littérature se trouvait être son pion favori. S'ensuivit alors un curieux interrogatoire. S’il faisait de mauvais rêves, il devait le savoir. Et s’ils étaient liés à elle, alors il devait s’en inquiéter. L'un était doué, l'autre subissait, allongé sur le canapé. Comme l'on aurait pu le voir dans l'un de ces cabinets de psychologues fraîchement diplômés, chacun des faits et gestes du littéraire furent relevés, chacune de ses paroles, interprétée, et chacune de ses respirations, analysée. Ethan se sentit nu comme un nouveau-né. 

La psychanalyse, c'était pour les patients, et seulement pour les patients, John le savait. Mais John n'essayait pas de lire en lui. Il essayait de le comprendre, ce qui était bien différent. Fidèle à lui-même, il récita au professeur l'article 227-27 ; loi inventée de toute pièce qui stipulait autoriser et recommander toutes tortures, qu'elles fussent physiques ou morales, pouvant prendre effet dès lors qu'un dit meilleur ami refusait de coopérer ou de confier à l'autre ses états d'âme et les retranchements les plus obscurs de ses pensées. 

— Elle m’intrigue, que veux-tu que je te dise de plus, mon vieil ami ? sourit-il niaisement. Elle a besoin d’aide, je ne sais ni pourquoi, ni même si elle en a conscience, mais elle en a besoin, oh ça oui. Seulement, je sais que plus j’essaierai de la prendre sous mon aile, plus je la verrai s’en éloigner...

John, qui avait un ventre un peu plus rond, cinq ou six bracelets brésiliens et de drôles de pulls colorés, lui demanda de la décrire. Alors, Ethan réfléchit. L’aider, c’était l’aimer, l’aimer c’était l’aider et il ne pouvait l’aimait, mais désirait l’aider.

Elizabeth était brillante. Passionnée et philosophe. Mature, aussi, tragiquement mature pour son âge. Elle étudiait le latin par simple plaisir, et, mieux encore, elle écrivait. Erudite plus qu’audacieuse, fraternelle plus que sincère, et altruiste, en somme. Mais ce n'était pas ce genre de réponse qu'attendait le médecin. Bien qu'il comprît ainsi qu'elle était l'une des élèves de son ami. Ami qui se sentit par ailleurs obligé de préciser une première rencontre, ultérieure à celle de la rentrée, fatale pour eux. Discrète, Elizabeth était discrète. Réservée. Fatiguée. Inconstante. Pensive, aussi. Pensive, surtout. 

Rendez-vous salle 209 Where stories live. Discover now