16. Ne pas se retourner

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“Oh, Rose, tu es malade ! Le ver invisible qui, dans la nuit, vole dans la tempête hurlante, a découvert ton lit de joie cramoisie et son sombre amour secret qui ravage ta vie.”

William Blake


Elizabeth était et avait toujours été une enfant du ballet. Mais si elle vouait une passion sans égal au le Lac des Cygnes, elle n’en appréciait pas moins Giselle. Elle se retrouvait à la fois dans le personnage du délicat cygne blanc et dans celui du ténébreux cygne noir. Dans celui d’Odette et dans celui d’Odile. Il fallait avouer qu’elle reconnaissait en Ethan les traits d’un Prince Siegfried dépeint par un Von Rothbart jaloux de ceux qui savaient aimer. Mais elle se retrouvait avant toute chose en Albrecht. Albrecht, qui jamais ne perdait l’espoir d’ un jour quitter cette sombre forêt qui le consumait à petit feu.
 
Giselle, de par ses élégants tutus blancs et son histoire d’amour impossible, était devenu un emblème incontestable du ballet romantique.
 
Celui-ci s’intéressait sans grand étonnement au personnage de Giselle, jeune paysanne dont Hilarion, garde-chasse, était tombé amoureux et qui, pourtant, demeurait éperdument éprise d’un autre jeune homme. Hilarion, heurté dans ses sentiments, choisit de révéler à Giselle que cet autre homme ancré en son cœur n’était autre qu’Albrecht, un duc d’ores et déjà fiancé. Giselle sombra dans la folie et mourut. Albrecht, follement amoureux d’elle, se rendit sur sa tombe, près d’un lac, à la lisière de la forêt. Apparurent alors les Wilis, fantômes de jeunes filles trahies par leurs moitié avant leurs noces, décidées à venger Giselle, et elles-mêmes.

Les Wilis apparaissaient à la tombée de la nuit et contraignaient les hommes à danser jusqu’à ce que mort s’en suive. Giselle, étant devenue l’une d’entre elles, put sauver son bien-aimé en dansant à ses côtés jusqu’à l’aube. Vinrent alors les premières lueurs du soleil et disparurent les fantômes, Giselle avec eux. Hilarion mourut de leur sort.
 
Les fantômes riaient d’Albrecht tandis qu’il pleurait Giselle, juste comme le monde riait d’Ethan, tandis qu’il pleurait son Elizabeth. Son Elizabeth qui était à la fois Albrecht et Giselle. Son Elizabeth qui espérait encore pouvoir sortir de cette sombre forêt qui la tuait. Son Elizabeth qui, les yeux clos, s’était une fois encore enfermée en elle-même. Les yeux clos, elle ne pouvait lui faire de mal. Les yeux clos, la nuit ne pouvait s’achever. Les yeux clos, ils pouvaient s’aimer, au moins en son esprit, et danser jusqu’à l’aube.
 
Le fait était qu’elle ne dormait pas.

— Ethan, tu sais que je n’avance jamais de diagnostics aux familles des patients, et si je ne suis pas bien certain de savoir ni même de vouloir savoir ce qu’il y a entre vous deux, je sais qu’aujourd’hui, tu es sa famille.
 
Il l’était. Même si elle ne savait pas bien ce qu’il y avait entre eux, elle savait qu’il était sa famille. De professeur, il était devenu sauveur, et d’ami, il était devenu meilleur ami, aimant et amant.
 
— Elle est tout pour moi, l’entendit-elle chuchoter. Elle est tout ce pourquoi les écrivains écrivent et les chanteurs chantent. Elle est tout ce pourquoi la nuit tombe et le soleil se couche. Elle est tout ce en quoi une vie puise et trouve son importance. Elle a été un flirt dans un bar, un coup de cœur sous un abri à cars, un cœur capturé d’un regard, un sourire volé en regardant trop attentivement le trottoir, une peur comme tu n’en trouves que dans les gares et un long, très long cauchemar. Elle est tout ce qui aurait pu m’arriver de mieux il y a dix ans, mais parce que dix années se sont écoulées, elle rend tout bien trop douloureux. Et je m’en veux. Je regrette chaque minute. Non pas de l’avoir rencontrée, oh ça non, pas plus que je ne regrette de l’avoir approchée, conviée, écoutée, épaulée ou convoitée. Je ne regrette pas une seule minute passée avec elle, je regrette seulement de ne pas t’avoir appelé. Si je l’avais fait, si j’avais été moins égoïste, si j’avais pensé à son bien à elle avant de penser au mien, alors j’aurais pu la ramener au studio aujourd’hui. En faisant mon possible pour ne pas la perdre, pour la garder à mes côtés, j’ai bien faillit la perdre. Pour toujours. Et désormais, la seule option qu’il te reste est de me l’enlever. Ai-je tort ?

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