35. Journal de bord, Teaghlach

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“Je serais d’avis d’en appeler à la science pour qu’elle nous remette dans le droit chemin. C’est le mérite des émotions de nous mener de travers, c’est le mérite de la science d’être exempte d’émotions.”

Oscar Wilde

1er Novembre : Cette nuit, je suis partie. Je l’ai quitté. J’ai craqué. Alors il m’a réconforté et je m’en suis rapprochée. Bêtement, j’ai cru qu’il me pardonnerait. Mais alors le soleil est arrivé, et avec lui Ethan est parti. J’ai accepté de me faire aider. Teaghlach m’apparaît être une bonne idée. Du moins, c’est ainsi que l’avocat du diable la vend.

3 Novembre : J’ai retrouvé une lettre d’Ethan dans ma poche ce matin. J’ai eu envie de pleurer, mais je ne l’ai pas fait. Je n’ai plus de larmes à verser. Ni pour lui, ni pour quiconque. À l’heure où j’écris ces mots, l’orage gronde et la tempête se lève. Il n’y a plus de courant, John vient de me le dire. Il a proposé de me laisser quitter le centre, et j’ai refusé. J’ai besoin d’aide, je le reconnais.

Il s’est endormi avec moi, et je l’ai aimé pour ça. Il a besoin de repos, lui aussi. Je m’en veux de le lui voler.

5 Novembre : Aujourd’hui, nous avons commencé à vider la réserve. Je commence à ressentir le manque. Il faut que je danse. Je n’y prêtais aucune attention lorsque je ne me souvenais plus avoir un jour dansé, mais désormais que je sais, c’est vers cette idée qu’aiment à se tourner mes pensées. Il faut que je danse. J’ai lu que si les requins s’arrêtaient de nager, alors ils mourraient. Ce doit être un peu pareil avec moi.

Ce médecin me pense déjà morte, et je compte bien lui donner tort. Je ne sais pas encore quand, ni même comment, mais je lui montrerai que je peux m’en sortir. À ce sujet, j’ai rencontré un garçon. Il m’a sorti de mon puits, a pris ma main, et nous nous sommes allongés à l’extérieur sans mot dire. Sans maudire non plus.

J’aime sa façon de penser. Et de s’habiller. J’aime qu’il tienne tête à John pour nous deux. Et puis, nous sommes sortis, et nous avons passé une merveilleuse soirée, je dois le reconnaître. Je crois que je commence à vraiment apprécier la compagnie de ce drôle de garçon.

6 Novembre : Nous sommes partis pour Londres, très tôt ce matin. Londres que je chérie depuis si longtemps et qui ne s’est toujours trouvé qu’à quelques miles de Wibstorm. Papa et maman nous y emmenaient souvent quand j’étais petite. Ils me manquent. Nous sommes partis pour Londres, très tôt ce matin, et je me suis sentie à l’arrivée comme une enfant le matin de Noël, trouvant sous son sapin une montagne de paquets. Lewis Stuart O’Neill est un génie. C’en est un, pour la simple et bonne raison qu’il est tout ce que je ne suis pas. Nous sommes partis pour Londres, très tôt ce matin, et nous nous sommes fiancés devant Les Tournesols de Monsieur Vincent Van Gogh, à la National Gallery. Nous avons ensuite trainé des pieds dans une immense fabrique d’ours en peluche et nous avons recueilli un adorable chiot, Buddy-Bear.

 ? Novembre : J’ai perdu le fil des jours. Je suis perdue. Il fait noir et froid. Pourtant, tout est chaud et coloré. J’ai perdu le fil des jours et le fil de mes pensée. Je ne sais plus ni qui je suis, ni où je suis. Je ne suis plus certaine de vouloir rester, mais John est revenu sur sa proposition à mesure que mon état s’est dégradé. Je pouvais sortir lorsque je ne le voulais pas, et maintenant que je le veux, je ne le peux plus.

J’ai perdu le fil des jours, tous se ressemblent, tous s’enchainent, certains moins tristes que d’autres. Ethan me manque. Le fantôme de mon frère joue au Fantôme de l’opéra. Les jours où je ne veux pas de lui il se montre, et ceux où je le cherche, il se cache. J’ai perdu le fil des jours, j’ai perdu le goût de vivre et le goût de l’amour devient goûter à la mort. Pourtant, je ne dis rien. Lou a aussi ses démons, tels qu’ils soient, et John doit se reposer. J’ai manqué quelques jours dans ce journal de bord et je m’en excuse, mais je sais que j’en manquerai encore. Aujourd’hui, je m’en tiendrai à un poème d’un romancier français que j’ai déniché à la bibliothèque cet après-midi ;
 
Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,                         
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.


V.H

?? Novembre : Quelques jours encore sont passés. Quelques feuilles encore sont tombées. Je pourrais m’épancher sur le fait que je me sois tenue la nuit dernière sur un toit, les bras en croix, prête à sauter, mais j’aime mieux écrire que je me suis tenue sur un toit, la nuit dernière, et que je n’en n’ai rien fait. Quelques jours encore vont passer. Quelques feuilles encore vont tomber.

??? Novembre : Ce matin, à l’aube, je suis allée danser. Lou m’a trouvé merveilleuse. John n’a pas aimé. J’aurais aimé qu’il aime. Je me suis sentie Odette, bien qu’un peu Giselle et Albrecht. Piégée dans ma forêt, condamnée à errer sans amour. Je me suis endormie, et nous avons discuté. Longuement. J’ai recouvré la mémoire, j’avais pourtant prié pour que cela n’arrive jamais. Mais les souvenirs sont importants. Ils nous permettent de ne pas reproduire nos erreurs.

Je suis déjà venue à Teaghlach. J’ai déjà souffert. J’ai déjà tenté et j’ai déjà été tentée. J’ai rêvé. Halluciné, probablement. Un peu des deux. C’était là bien délicieux mirage. Lui et moi étions au dix-neuvième siècle, amants amoureux. Les nouvelles de Sherlock Holmes venaient tout juste de paraître. Mais ici encore, l’on m’a réveillé. Lou l’a fait. Pour pleurer. Par ma faute. Et puis, il m’a obligé à appeler Ethan. Je suis heureuse qu’il l’ait fait. Il a dit que je lui manquais. Lui aussi me manque.

30 Novembre : Après un mois, je suis enfin autorisée à sortir. Demain. Personne ici ne me l’a dit, mais une lettre signée de la main d’Ethan a été glissée sous ma porte et je sais qu’elle n’y aurait pas été glissé sans l’approbation de John. Cela ne m’étonnerait pas tant que cela qu’il m’en ait écrit d’autres. Des missives qui ne m’auraient jamais été remises. Des missives que jamais je ne lirai. Y disait-il m’aimer ? Il y a fort à parier, oui. Qu’importe, demain, je ne serais plus ni patiente à Teaghlach, ni élève à Wingley. Demain, tout ou presque me sera possible. Il me tarde d’ouvrir mes yeux sur ces nouvelles perspectives.

1er Décembre : Aujourd'hui, c'est le grand jour, celui de ma libération, ou peut-être de ma condamnation. Il va vous falloir nous armer de patience pour le savoir. J’ai passé la nuit avec John, dans son bureau. Je pense ne plus être la fille des crêpes. Je sais dire ce que j’aime et ce que je n’aime pas. Sauf peut-être lorsqu’il est question de mon internement ici. Je crois avoir aimé détester et détesté aimer. Lou et les autres sont incroyables. Jamais je n’oublierai ces trente jours. Non, je n’en oublierais pas un seul. Pas même une minuscule seconde. Ça a été là l’expérience de toute une vie, je le sais. Elle a pour sûr enrichie celle-ci.

Rendez-vous salle 209 Where stories live. Discover now