2. Le souvenir d'un seize août

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Ce n'est pas la fin. Ce n'est même pas le commencement de la fin. Mais, c'est peut-être la fin du commencement.

Winston Churchill.

« Ma très tendre chérie, je ne peux pas me montrer à vous parce que cela nous ferait trop de mal. Nous ne sommes pas du même monde, les gens ne comprendraient pas. Comme je souffre d'être mal né ! Pourquoi faut-il vivre selon les coutumes des autres ? Pourquoi ne pouvons-nous pas simplement nous aimer malgré toutes nos différences ? Voici le monde d'aujourd'hui : un monde où deux êtres qui s'aiment ne peuvent se tenir la main. Voici le monde d'aujourd'hui : plein de codes et plein de règles, mais ce sont des règles noires qui enferment et ternissent les cœurs des gens. Nous, nos cœurs sont purs, ils ne peuvent être enfermés. Je vous aime d'un amour infini et éternel. Depuis le premier jour. »

Des lettres. Des mots, avec ou sans maux. Mille, dix-mille, cent mille mots, peut-être. Des phrases, de la ponctuation et des émotions. Des majuscules introductrices et des points finaux. Ainsi allait la vie. Chacune s'inscrivait très précisément dans un même modèle, pour suivre un même schéma. Celui du livre. Malheureusement, même le meilleur ouvrage prenait fin. Toute promesse pouvait être rompue. Tout cœur finissait par cesser de battre. La terre à la terre, les cendres à la cendre, la poussière à la poussière, apprenait-on dès le plus jeune âge.

Le serveur apporta à la jeune rousse tapie au fond du café sa commande. Une tasse de lait chaud au cacao, surmontée d'un épais nuage de chantilly. Elizabeth le gracia d'un maigre sourire, et retourna à sa lecture. Elle voyagea dans le temps, et remonta celui-ci de quatre décennies. Août 1975. Trois mois plus tard, Queen était sur le chemin d'un succès mondial avec son album A Night at the Opera.

La clochette du Shake's Pear Coffee retentit et un nouveau client en poussa les portes. Une nouvelle cliente, peut-être ; cela importait bien peu aux yeux d’Elizabeth. À ceci-près, qu'elle leva la tête. Elle ne sut se l’expliquer, peut-être l’avait-elle simplement pressenti. Son monde tout entier s'apprêtait à être bouleversé en cette fin d’été, juste comme il l’avait été au début de celui-ci. Il s'agissait là d'un vieil homme au dos voûté, à la recherche d'une table où s'installer. Une fausse alerte.

Mais le café était plein, et la détresse du vieil homme bouleversa la jeune fille dans ses sentiments les plus profonds. Prête à se dévouer, elle considéra du regard la table voisine, où se trouvait un homme, occupé à noircir les pages d'un journal. Comme elle le faisait elle-même si souvent. Il était seul, elle était seule, et pourtant, ils occupaient à eux deux deux tables.

Cet homme tourna la tête. Lui non plus ne sut se l’expliquer, peut-être l’avait-il lui aussi senti. Son regard. Le temps sembla se suspendre, comme l’on suspendait autrefois les photos, instants éternels, en chambre noire. Une seconde. Plausiblement deux. Éventuellement trois. Il cligna des yeux, prudent de ne pas interrompre leur échange.

Au grand étonnement de la lectrice, l'écrivain lui adressa un large sourire et lui indiqua d'un geste de la main la place libre, face à lui. Un sourire qui n'avait rien d'aguicheur, et qu'elle allait, pour sûr, mettre de longues heures à oublier. Elle apostropha alors l'homme que les années n'avaient pas épargné en se levant poliment pour lui céder sa place. Celui-ci se confondit en remerciements, et Elizabeth repartit avec un billet flambant neuf de cinq livres Sterling qu’elle avait en vain essayé de décliner. Gênée d'ainsi concentrer l'attention, elle se rassit, face à son inconnu.

— C'était là un bien beau geste, si je puis me permettre. Peu l'auraient fait. Je m'appelle Ethan, enchanté, mademoiselle... Hum, comment vous appelez-vous ?

Rendez-vous salle 209 Where stories live. Discover now