6. Les mots et maux du cœur

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Pour citer Whitman : Ô moi ! Ô la vie ! Tant de questions qui m'assaillent sans cesse, ces interminables cortèges d'incroyants, ces cités peuplées de sots ; Qu'y a-t-il de beau en cela ? Ô moi ! Ô la vie ! Réponse : que tu es ici, que la vie existe, et l'identité. Que le prodigieux spectacle continue et que tu peux y apporter ta rime. Que le prodigieux spectacle continue et que tu peux y apporter ta rime... Quelle sera votre rime ?”

Le cercle des poètes disparus
 

La lune se trouvait à son apogée et le feu, dans la cheminée du philanthrope, crépitait. La soirée lentement se profilait sous ses yeux et, déjà, il l'appréciait. Il prit les poèmes d'Elizabeth et se servit une nouvelle tasse de thé. Le professeur de littérature, comblé par une soirée passée au coin du feu à lire les mots d'une jeune et séduisante femme qui savait les manier et les associer, constituait très probablement l'un des clichés les plus usés qu'il ait été dans la matière qu'il enseignait. Mais il demeurait parfois belle vérité que les stéréotypes et la réalité fussent entremêlés. Wibbly wobbly timey wimey, aurait-elle dit.

Ce soir, la pluie tombe sur la peau timide de la vie. La vie, c'est moi. Petite fille aux rêves trop grands. Petite fille bien fragile. La pluie tombe sur ma peau diaphane et je ne sais si je dois ou non m’en vouloir, s’il relève ou non de ma personne la lourde responsabilité qu’est celle de sortir de ce couloir-mouroir. La pluie, c'est toi. C'est lui. La pluie m'a rendue invisible et j'ai aidé la pluie en dansant sous celle-ci, nue et vulnérable, pareille au nourrisson. La vie, c'est moi. La pluie aussi, en partie. Et la pluie et la vie sont ennemies, c'était écrit.

J'ai froid et je m'assois ; vient la mélancolie et je crie. Je crie et m'écrie à plein poumons et je manque d'air, mais nul ne me prête l'ouïe, si ce n'est contre un Louis d'or. Je m'écrie et l'écris : la pluie, c'est la vie. Les autres réussissent avec ce mélange, moi j'écoute, j'échoue, je goutte et je chute. La pluie, c'est la vie, mais la vie ne devrait pas être faite de pluie ; où ai-je enfoui mon parapluie ? Pourquoi suis-je toujours en train de danser et de chanter à tue-tête sous celle-ci, esseulée et frigorifiée ? Je la regarde se jeter sur moi et jamais je n'agis. Je suis née perméable et mourrais noyée de ces pensées peu louables.

Ainsi donc, Ethan s'égara. Il pensa à elle. La faute en revenait à ses doigts fins, qui avaient rédigé ces mots. À sa peau pâle. À ses yeux, un jour verts et le lendemain bruns. À son souffle chaud et à peine effleurable, qui devait quitter, en cet instant-même, ses lèvres si justement dessinées. Et le voilà à rejeter la faute sur ses cheveux d'un roux que seuls les enfants de ce pays avaient. Comment un corps à la tenue aussi rangée pouvait-il abriter un esprit aussi dérangé ? 

Cher Vincent, cher vous qui, je le sais, êtes mon étoile. L’une de mes étoiles. Vous, plus que quiconque parmi ces humains inhumains que vous aimez appeler mes contemporains, devriez savoir comme il peut se montrer difficile d'être morose dans un monde comme celui-ci. Et ô combien la lueur d'espoir, pourtant cruciale dans la détermination de notre survie, peut s'avérer fatale.

Je suis morose, cher ami, et c'est là, je le crains, tout votre héritage. Mon âme, si tant est que j'en possède bel et bien une, se veut aussi sombre que le fut un jour la vôtre. Et mes étoiles manquent d'éclat. Ma nuit n'est pas étoilée, j'en ai bien peur. Chacun me connait et je fais rêver, chacun passe à mes abords et ici encore, l'on m'ignore. Alors je danse. Je danse et je pense, comme vous avez vous-même peint et pansé.

Vincent... Puis-je vous appeler Vincent, Monsieur Van Gogh ? J'ai vu vos larmes se mêler à l'huile de vos peintures et vos craintes caresser la dorure, juste comme vous devez avoir vu de la haut la pointe de mes chaussons s’effiler et mes chignons s’abaisser à mesure que je tournoyais, l’âme tourmentée. Par une douce nuit vous vous êtes envolé, parce que ce monde n'était pas fait pour supporter le poids d’âme aussi pure que l'était la vôtre. Je comprends. Oh, si seulement vous pouviez savoir comme je vous comprends. Pensez-vous que mon âme soit trop lourde, elle aussi ?

Rendez-vous salle 209 Where stories live. Discover now