22. Le genou, un talon d'Achille

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"Mon vocabulaire est celui du corps, ma grammaire celle de la danse et mon papier est un tapis de scène."

Maurice Béjart

— On dirait un ange, s’émerveilla Lewis en regardant son amie, tout de blanc vêtue, virevolter dans les airs.

« Maman ? Tu crois que je pourrais danser toute ma vie ?

— Je le crois, oui. Tu es très douée, Lily, ne l’oublie jamais. Promets-le moi. Promets-moi que jamais tu ne laisseras les autres te marcher sur les pieds et te dire que tu n’es pas assez.

— Je te le promets, maman.»

Elizabeth avait indéniablement le corps d’une danseuse étoile. Le buste ni trop gonflé, ni trop plat, quoique mince, la musculature fine, la silhouette élancée et le menton relevé, elle savait se passer du chignon qui caractérisait si justement le corps de ces hommes et de ces femmes qui s’adonnaient à l’art, à la danse, et à l’art de la danse. Elle était petite, oui, mais Nijinski l’était tout autant. Ses épaules se courbant à la perfection et son bassin s’inclinant selon les angles qu’elle avait mémorisé, corrigé et maîtrisé au fil des années, permettaient à ses mouvements une amplitude parfaite.

Les failles de son être, les blessures, la pâleur de sa peau, le tremblement de ses doigts, l’humidité de ses yeux et les mèches indisciplinées tout contre sa nuque ne savaient la priver de cette grâce que l’on lui avait un jour envié.

C’était bien simple, lorsqu’elle dansait, Elizabeth redevenait la meilleure version d’elle-même. Celle qui dansait, enfant, et affichait à qui voulait bien le voir un large sourire. Celle qui dansait, amoureuse d’une heure, aux bras d’Ethan. Sous la pluie, sur le toit, au falaise, au beau milieu du studio. Celle qui dansait, près du bureau, alors qu’il la corrigeait dans ses postures sans jamais n’avoir dansé, par pur plaisir de la voir se cardinaliser et redevenir sa rose.

 — Ne dis pas de bêtises, Lou. Ce n’est pas un ange, c’est un oiseau, le reprit John. Un bel oiseau sans ailes dont il nous faut nous méfier.

« Tu pourras danser, Elizabeth, ce n’est pas même l’ébauche d’une fin. Ton corps est faible, mais ton esprit est fort. Tu remonteras sur scène. Il faut que tu remontes sur scène. Tu es promise à un trop grand avenir, ta carrière ne fait que commencer. Les directeurs de la Royal Ballet School ont vu la vidéo ; pour eux, si tu passes les auditions, tu as toutes tes chances. Ils te veulent, Elizabeth. Toi, et pas une autre. C’est toi qu’ils veulent. Tu es exceptionnelle. Ta technique n’est pas parfaite, mais ils t’aideront à la parfaire. Tu es une danseuse émotive, tu sais comme c’est rare, n’est-ce pas ? Lorsque tu danses, nous ne te voyons pas danser. Nous voyons un ange prendre son envol. »

Elizabeth ne prêta aucune attention au débat qui se jouait entre le médecin et son ami. Elle ne les entendit pas même converser ni n’en perçut la présence. Non, sous l’œil charmé de l’un et concerné de l’autre, Elizabeth continua à tourner sur elle-même bien plus de fois qu’elle n’en avait coutume. Elle continua à sauter plus haut qu’elle n’en n’avait l’habitude. Elle continua à repousser ses limites bien plus que l’on ne le lui avait autorisé. Elle continua à allonger et grandir jusqu’au dernier de ses muscles avant d’aligner ses épaules, ses coudes, ses poignets et ses chevilles avec la pointe de son pied, tendu à son maximum. Elle ne consacra pas même un regard au mur de verre. Elizabeth n’avait guère besoin que l’on lui répète qu’elle n’était pas la plus belle. Pas plus qu’elle n’avait besoin que l’on lui répète qu’elle était son propre talon d’Achille.

Rendez-vous salle 209 Donde viven las historias. Descúbrelo ahora