Epilogue

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Cinq ans. Ça fait cinq années, jours pour jours, que l'Alter-Ego s'est achevé. Comme prévu, j'ai intégré la strate 1. Edouard est retourné dans la partie militaire de la strate 2. Je ne l'ai plus jamais revu. Tout comme ma famille d'ailleurs. Non pas que je ne puisse pas leur rendre visite dans la strate 4, mais je serais incapable de les regarder en face. Pas après ce que j'ai fait.

Ils ne peuvent pas savoir ce qu'il s'est passé. Benoit, le seul avec qui j'ai gardé des contacts et qui s'appelle désormais Lasbelin -je ne sais pas d'où il sort ce nom-, m'a promis de ne rien leur dire. De plus, les enregistrements, de ce qu'il se passe dans les arènes, sont gardés par le Bureau Organisateur. Personne n'est autorisé à les voir, pas même les parents des Altérés. A la fin de chaque semaine d'Appel, chaque famille reçoit une lettre qui indique le nom de leur enfant, leur âge, leur arène, leur rôle et leur strate finale. C'est tout.

Ils savent donc que j'ai été Maître Assassin dans la même arène que Léonard. Ils savent que j'ai fini dans la strate une et qu'il a été Exilé. Il ne savent pas, par contre, que c'est moi qui l'ait condamné.

J'espérais du fond du cœur que le travail finirait par me faire oublier ces jours fatidiques. Je me suis lourdement trompée. Il ne se passe pas un jour sans que quelque chose rappelle à ma mémoire ces évènements.

Un éclat de rire.

Un sourire.

Des pleurs.

Tout.

Je retrouve la joie et l'espoir d'Ynès dans ma partenaire de bureau, Agnès. Nous n'avons pas le droit de parler de nos familles. Aux yeux de tous, notre existence d'avant l'Alter-Ego ne compte pas. Comme si nous étions nés il y a cinq ans. Malgré tout, il y a de ces choses qui ne trompent pas. Des petites habitudes dont on ne peut se départir. Agnès, par exemple, est beaucoup trop méthodique et soignée. Pas un grain de poussière ne peut traîner. Un stylo ne peut pas ne pas être rangé à sa place. J'ai vu la manière dont elle rédige ses comptes-rendus. J'ai dû me retenir de rire plus d'une fois. Si elle ne vient pas de la strate 5, celle de l'enseignement, je ne saurais plus quoi penser. Elle est trop scolaire.

De mon côté, je travaille dans le journalisme. Enfin, c'est comme ça que s'appelle mon secteur. Je n'écris pas d'articles. Ma mission est de me rendre dans les différentes strates et de réaliser des reportages. Une fois prêts, je les envoie aux responsables éditoriaux qui s'assurent qu'aucune image ou propos interdits par l'Altar ne s'y trouve. Notamment des références à l'Ancien Monde. Je n'ai jusqu'à présent jamais eu de soucis avec ça, à l'exception d'une fois où ils ont corrigé une expression jugée obsolète. Rien de bien grave. Après tout, si l'Altar a décidé que cette expression ne devait pas être employée, c'est qu'il a une bonne raison. Il ne peut pas se tromper, c'est évident.

A l'étage inférieur se trouve le bureau de Buldo. Tout le monde lui a dit que son nom était idiot, mais il l'a gardé. Du coup, on l'appelle Monsieur Goutte d'eau. C'est idiot, je le sais. Il passe sa vie à faire des blagues d'un goût douteux, ce qui lui a valu des réprimandes de la direction à plusieurs reprises. J'ai par contre du mal à rester avec lui. Le voir me rappelle Léo. Il a les mêmes cheveux couleurs des blés et bouclés. Ils n'ont sûrement jamais vu de peigne de leur vie. Ses yeux bleus sont aussi identiques. Son tatouage est un lion dévorant un agneau. Il y a plus délicat comme image mais bon. Parfois, je crois y voir un tigre. Mais ce n'est qu'une illusion. Je le sais bien.

Il m'arrive de regarder au loin cherchant à apercevoir les limites de la Métapole. Sans succès. Léo est-il seulement encore en vie ? Chaque jour son absence se fait sentir. Je l'imagine parfois penché par-dessus mon épaule, m'observant taper des mails en riant devant mes fautes d'orthographes. Qu'est-ce que j'aimerais pouvoir entendre à nouveau son rire ! Apercevoir son visage ailleurs que dans des souvenirs presque entièrement effacés. Autrement que sur des photos vieilles d'il y a plus de dix ans. A quoi ressemblerait-il à présent ? Porterait-il de la barbe ? Où travaillerait-il ? Avec qui ?

Plus d'une fois, je me suis assise devant mon ordinateur avec l'intention de lui inventer une vie. Je n'ai jamais écrit une seule ligne. A chaque fois, je finissais recroquevillée dans un coin, serrant un coussin contre mon cœur. Pourquoi je n'arrive pas à l'oublier ? L'effacer de ma mémoire ? L'envoyer définitivement aux oubliettes ? Ma vie en serait plus douce. Plus apaisée.

Avec le temps, la blessure en mon cœur s'est refermée sans jamais pourtant entièrement guérir. Elle reste présente comme la marque d'une lame empoisonnée plantée dans ma chair. Même mon tatouage me rappelle inlassablement mes actes. Ce rôle infect que j'ai obtenu. Celui qui m'a poussé à trahir ceux que j'aimais.

Alter-Ego.

Le jeu porte bien son nom. Il montre des facettes de notre personnalités que l'on ne connaissait pas. Que l'on ne devrait pas connaître. Jamais. Il nous marque à vie sans possibilité d'effacer le passé. Sans qu'on puisse revenir en arrière. Combien de fois ais-je failli appeler l'un des responsables de la strate 3 pour demander si Ynès... non Inès... pouvait rejoindre une autre strate ? Que j'efface au moins cette erreur. Qu'est-il advenu d'elle ? Que lui arrive-t-il ? Je n'en ai pas la moindre idée. Pourquoi devrais-je m'en soucier ? Je possède tout ce dont j'ai toujours rêvé.

Mon bureau se trouve au dernier étage de l'un des plus hauts buildings. Équipé d'une baie vitrée, il offre un panorama magistral sur toute la Métapole. De là, je peux assister tous les soirs et tous les matins au coucher et au lever du soleil. Certains soirs de nouvelle lune, je peux même apercevoir une ou deux étoiles dans le ciel. Les autres restent cachées par les lumières de la ville. Pourtant, toute cette magnificence ne me suffit pas. Le souvenir du coucher de soleil sur la plage me hante jour et nuit. Je veux le revoir. Pas de loin. Pas dans un souvenir à moitié oublié.

Je veux sentir le sable doux entre mes orteils, l'odeur saline de l'océan, les embruns dans mes cheveux. Je souhaite entendre le clapotis de l'eau, le chant des vagues qui s'écrasent sur la plage, le cri des goélands. Mais surtout, je veux percevoir le vent du large. Ce vent d'ouest qui apporte la pluie ou chasse les nuages. Celui qui amène le soleil ou la tempête. Le Zéphyr.

— Alissa ! écoute ! Ils nous ont installés la nouvelle IA ! s'extasia Agnès en contemplant un document officiel signé par le responsable de la strate 3. C'est la toute dernière génération ! Apparemment, elles sont réalisées en scannant le cerveau de personnes. Ça leur permet d'obtenir des Intelligences Artificielles plus performantes et plus vraies que nature.

Elle grimaça en lisant les lignes suivantes.

— Bon, ils n'en sont qu'aux premiers tests donc les personnes dont le cerveau est scanné finissent par...

Elle mima une personne se faisant décapitée. Je me détournai. Agnès avait un don pour ne pas savoir utiliser de paraphrases. La subtilité n'entrait pas dans son vocabulaire. Ce n'était pas pour rien si elle travaillait dans la finance et pas dans la politique.

— Enfin, bref. Ils l'ont appelé la génération i+ ! Drôle de nom... Voyons ce que ça donne.

Elle se racla la gorge.

— i+, lancement du système.

— Bonjour, que puis-je faire pour vous ? répondit l'IA après une seconde.

Mon cœur se figea dans ma poitrine. Il manqua un battement. Puis un autre. Je me jetai sur Agnès sans prêter attention à ses cris d'indignation. Mes yeux parcoururent en un instant le document avant de s'arrêter sur la ligne, que j'aurais préféré ne jamais voir apparaître. Le papier me glissa des mains. Je tentai de m'accrocher quelque part. En vain. Je m'appuyai sur la paroi transparente de la vitre cherchant mon souffle. Le monde tanguait autour de moi. Mes oreilles bourdonnaient. J'avais l'impression de suffoquer.

Je connaissais cette voix pour l'avoir entendue à de multiples reprises.

Je la connaissais.

C'était Inès.

J'avais voulu la protéger pour lui offrir une vie.

Je lui avais offert...

L'éternité.

FIN

Alter EgoWhere stories live. Discover now