Chapitre 6

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Kerian

  Putain de merde, qu'est-ce que c'est que ce bordel ? Comment est-ce que c'est possible ? Comment est-ce qu'elle peut se retrouver là, face à moi après tout ce temps ? Je dois me mordre la langue pour retenir les sanglots menaçants de remonter à la surface. J'ai envie de la prendre dans mes bras, de l'embrasser, de l'entendre me hurler dessus, l'entendre me passer un savon, m'engueuler de m'être tiré comme un lâche. J'ai envie de me tirer loin d'ici, rentrer à Paris et ne plus jamais ressortir de chez moi. Toutes ces envies semblent s'entrechoquer si violemment que je ne parviens pas à savoir laquelle choisir. Alors je reste là, muet et immobile, admirant le visage angélique d'Holly Jensen, la femme de ma vie, la femme que j'ai laissé s'en aller, la femme que j'ai abandonné sept ans plus tôt. Je sens que si j'ouvrais la bouche, elle pourrait s'effondrer dans la seconde. Je peux percevoir toute la tristesse et la colère se mêler dans son regard. Elle est dévastée et en rogne, et putain, elle a tout à fait raison.

— Qu'est-ce que tu fais là ?

Ma voix se brise et je dois une nouvelle fois me mordre la langue pour ne pas me mettre à chialer. Elle a tant changé, ses cheveux sont plus clairs, ça lui va mieux. En revanche, je n'aime pas son nouveau style de femme parfaite, les lunettes, les cheveux attachés, tout ça ce n'est pas elle. Et encore moins sa foutue robe rose à moitié cachée par son long manteau noir. Son visage semble plus fin et ses yeux plus rayonnants que jamais malgré leur soudain aspect rougeâtre. Son maquillage est réalisé à la perfection, elle n'est ni trop maquillée, ni pas assez. Ses formes ont bien changé depuis tout ce temps et son corps élancé me provoque de petits électrochocs à la seconde même où je me mets à l'admirer. Elle doit faire tomber les hommes par centaines.

— Je travaille au Times.

Je vois bien qu'elle fait de son mieux pour garder son calme, pour ne pas paraître affectée le moins du monde par cette rencontre inattendue. La Holly que je connais aurait sûrement fondu en larmes tout en prenant ses jambes à son cou pour se tirer loin de moi. Je n'ai jamais vu ça comme un signe de faiblesse, plutôt comme une adorable hypersensibilité.

— C'était ton rêve. Je suis... content pour toi.

C'est faux putain, je n'arrive pas à être heureux pour elle alors qu'elle a tant changé. Je n'arrive pas à être heureux pour elle alors qu'elle a réussi à continuer sa vie sans moi, à se relever, aller de l'avant. C'est égoïste, et j'en suis conscient mais je ne peux faire autrement. La voir heureuse et épanouie sans moi me bousille de l'intérieur. Et je suis le seul responsable de ce carnage.

— J'ai... des questions à te poser.

— Je t'écoute.

Ses petites mains tremblent tandis qu'elle extirpe une petite enveloppe de la poche de son manteau. Elle reste ensuite muette durant de longues secondes, les yeux rivés sur la feuille semblablement remplie de questions et extirpant de la même poche un petit Dictaphone. Et lorsqu'elle daigne enfin ouvrir à nouveau la bouche, sa voix est tremblante et ses yeux bordés de larmes.

— Qu'est-ce qui vous a poussé à quitter les États-Unis pour la France ?

Sa voix détachée me brise le cœur. Pourquoi est-ce qu'elle fait comme si tout cela ne l'affectait pas ? Pourquoi est-ce qu'elle prétend ne pas avoir envie de s'effondrer ? Pourquoi est-ce qu'elle ne me hurle pas dessus, ne m'insulte pas ou ne me refile pas une mémorable gifle ?

— C'était mon rêve. Étudier à Paris. Depuis des années. Je ne pouvais pas... ne pas le suivre. Même si ce départ m'a poussé à abandonner des personnes que j'aime... que j'aimais.

C'est stupide. Pourquoi est-ce que je m'obstine à me justifier ? Je n'ai aucune raison de le faire de la même manière qu'elle n'a aucune raison de me pardonner. Je n'aurais jamais dû revenir aux États-Unis.
Elle lève les yeux au ciel avant de balayer rapidement une larme s'apprêtant à rouler le long de sa joue. Ça me rassure, peut-être qu'elle n'est finalement pas si indifférente que ça.

— Bien. La prochaine. En plus d'être un tatoueur de renommé internationale, vous avez également une réputation de Don Juan et de bourreau des cœurs. Qu'est-ce que cette réputation signifie pour vous ?

Son rire narquois entre en moi comme un couteau transperçant ma chaire.

— Je la mérite. J'ai perdu la femme de ma vie en emménager en France, alors c'est tout ce que je mérite.

Elle éteint le Dictaphone avant de frapper violemment sur la table, attirant les regards d'autres clients dans notre direction.

— Arrête, Kerian. Ne dis pas ça. Tu... n'as pas le droit.

— Je réponds à tes questions, Holly.

Elle bondit de la chaise avant de s'apprêter à quitter la pièce. Je ne peux pas la laisser s'en aller. Pas tout de suite. Ma main agrippe violemment son avant-bras tandis que des larmes se mettent à couler le long de ses joues rosâtres.

— La robe rose, les lunettes, les cheveux attachés... à quoi est-ce que tu joues, Holly ? Tout ça, c'est pas toi, putain. Cette robe est immonde et puis... de fausses lunettes ? C'est ridicule !

Elle balaye à nouveau une larme avant de me regarder avec une mine de dégoût.

— Des tonnes de choses ont changé depuis ton départ. J'en fais parti. Tu t'es tiré, et moi j'ai évolué, j'ai construit quelque-chose, grâce aux gens que j'aime. C'est bien la différence entre toi et moi, Kerian. Moi, en dépit de ces sept ans, il y a encore des personnes qui m'aiment. Toi, tout le monde te déteste.

Mon cœur se déchire un peu plus en sentant sa main atterrir violemment contre ma joue. Putain, pourquoi est-ce que j'ai dit ces conneries ? Pourquoi est-ce que je ne suis pas tout simplement excusé comme n'importe qui aurait pu le faire ? Je ne suis qu'un connard, qu'une putain de merde. Et désormais, je ne peux même plus bouger d'un centimètre, la voyant accourir vers la sortie, sans même pouvoir la rattraper.

Soulmate - Tome 3Where stories live. Discover now