1. Gnothi seauton - partie 1

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~ Connais-toi toi-même

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~ Connais-toi toi-même


Est-ce qu'elle avait tué quelqu'un ?

C'était fou d'avoir à se poser cette question. Elle n'aurait jamais pensé douter de ça un jour.

Évidemment, elle se connaissait mal. Elle ne valait pas mieux dans ce domaine que n'importe quel autre ado de son âge. Elle ne savait pas encore tout à fait qui elle était. Elle se cherchait encore. Mais quand même. Elle n'arrivait pas à croire qu'elle puisse être une criminelle.

Il était très tôt lorsqu'Irène arriva à la prison. Elle reconnut immédiatement le grand portail à l'entrée ; exactement le même qu'à la télé. Sur le fronton, des lettres d'argent reflétaient le soleil. Gnothi seauton. « Connais-toi toi-même ». Les producteurs d'Ennemis jurés ne manquaient pas d'ironie. Ni de moyens. La fausse prison ressemblait parfaitement à une vraie. Elle avait d'ailleurs été construite sur la carcasse d'un vieux pénitencier. Le mur d'enceinte blanc mesurait au moins six mètres de haut, couronné de croisillons et autres tourbillons de fils barbelés. Des tours de guet encadraient le périmètre et des barreaux métalliques couleur céladon obstruaient toutes les fenêtres. S'il n'y avait pas eu les caméramans et les perchistes pour la suivre à la trace partout où elle allait, elle s'y serait trompée.

Une heure plus tôt environ, elle s'était éveillée à l'arrière d'un véhicule de transport de prisonnier. Seule, désorientée et dans le noir. Des menottes lui étranglaient les poignets. Parcourue de sueur froide, incapable de hurler. Elle s'était demandé où elle se trouvait, jusqu'à ce qu'une violente embardé du fourgon ne la secoue. Un véhicule. Où est-ce qu'on l'emmenait ? Comme ça remuait beaucoup, elle avait supposé être sur un chemin de montagne, tortueux et parsemé de nids de poule. Mais pourquoi ? Enlèvement. Prise d'otage. Guerre. Mille scénarios s'étaient élaborés dans son esprit affolé, avant qu'un coup de frein la projette au sol. Puis, il y avait eu un grand claquement, une ligne de lumière était apparue devant elle, s'était élargie et c'était là que les faux gardiens l'avaient fait descendre et qu'elle avait reconnu la prison.

À présent, elle se demandait si ces gens qui l'escortaient étaient des acteurs, des figurants ou de vrais gardiens de prison. Après tout, il y avait de vrais criminels parmi les joueurs ; la moitié précisément.

Dans Ennemis jurés, il n'existait que deux types de profils parmi les participants : ceux qui avaient commis un crime et ceux qui avaient subi un crime.

Les coupables et les victimes.

Les pourris et les détruits.

Soit Irène était là parce qu'elle avait commis un crime assez atroce pour que quelqu'un veuille lui faire la peau, soit elle était là parce que l'un des autres participants avait détruit sa vie et qu'elle cherchait à se venger.

Impossible de se remémorer dans quelle situation elle se trouvait. Ses souvenirs lui échappaient dès qu'elle tenter de les rappeler. C'était comme tenter de saisir de la brume avec un filet à papillon. Une amnésie sévère entachait sa mémoire. Elle ne se souvenait pas d'avoir été mise dans ce fourgon, ni d'avoir pris la décision de participer à Ennemis jurés.

Elle avait beau y penser, elle n'arrivait pas à savoir, entre coupable et victime, quel cas de figure l'effrayait le plus. Dans l'un comme dans l'autre, elle avait beaucoup à perdre. Ça devait être très grave, car autrement jamais elle n'aurait accepté de participer à Ennemis jurés. Elle avait horreur de ce programme télé. Elle préférait changer de chaîne. Et quand c'était sa mère qui le regardait, elle n'hésitait pas à quitter la pièce.

À présent, Irène se trouvait à l'intérieur du jeu. Elle était prise au piège. On allait l'obliger à affronter un passé oublié dont elle ne voulait pas. Ici, elle n'allait pouvoir faire confiance à personne, surtout pas à elle-même et à sa mémoire parcellaire. Plus rien dans son passé n'était fiable. La seule chose dont elle pouvait encore être sûre, c'était qu'il lui était arrivé un truc grave. Un truc très grave.

Quand le grand portail de l'entrée s'ouvrit pour mieux l'engloutir, Irène s'était changée en poupée de chiffon. Elle tenait à peine sur ses jambes et trafiquait instinctivement les chaînes de ses menottes. Elle pénétra à l'intérieur d'une petite cour qui ne devait pas mesurer plus d'une centaine de mètres carrés. Taillée dans du granit blanc, elle avait la forme de gradins antiques, ses trois niveaux de terrasses en forme de U s'atteignaient par des escaliers. Il n'y avait pas de pelouses. La seule verdure concédée à cet extérieur monacal était trois cyprès maigres et sombres.

Irène et ses gardiens grimpèrent l'escalier central, puis une nouvelle grille de fer vert d'eau coulissa devant elle. Ce ne fut qu'une fois dans les couloirs qu'elle se rendit compte que les caméras ne les avaient pas suivis. N'étaient-ils plus filmés ?

Elle n'eut pas le temps de se construire de faux espoirs, car une femme rousse en tailleur kaki l'attendait. Elle se tenait devant une porte impressionnante, en bois massif. Des sculptures monumentales décoraient ses encadrements de forme gothique.

Impossible de détacher ses yeux de ces bas-reliefs qui foisonnaient de bustes d'anges auréolés, de têtes couronnées et d'hommes en toges. Sous la sculpture de Jésus assis sur son trône, un ange ailé soulevait une balance, qu'un affreux diable tentait de faire pencher de son côté, pendant que deux processions s'éloignaient dans un sens ou dans l'autre. À gauche, des êtres souriants levaient les yeux au ciel, tandis qu'à droite des hommes aux visages déformés par la douleur avançaient enchaînés les uns aux autres.

— C'est une reconstitution miniature de la porte principale de Notre-Dame. C'est impressionnant, n'est-ce pas ? intervint la femme rousse.

— Elle représente le jugement dernier, récita Irène en se souvenant de ses cours de culture traditionnelle.

— Tout à fait. C'est pour cette raison qu'elle est là : juste devant l'entrée du tribunal. Dois-je vous adresser pour l'enfer ou pour le paradis, mademoiselle Monteil ?

Le ventre d'Irène se serra. Le tribunal. Bien sûr. Elle n'aurait pas dû être surprise. L'ouverture d'Ennemis jurés se faisait toujours dans cette pièce. Elle et les autres participants y seraient accueillis par Achille Moreau et toute l'équipe, sous les yeux d'un public trié sur le volet.

Ennemis jurés TOME 1 SuspicionWhere stories live. Discover now