4. Locus vitae - partie 1

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~ Lieu de vie

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~ Lieu de vie

Irène n'avait plus revu de médocs depuis des mois. Leur rouge éclatant. Leur forme ovoïde. Ils revenaient du passé comme un mauvais souvenir qu'on cherche à oublier. Le but de leur présence sur son plateau lui échappait. En revanche, la main qui les y avait déposés ne faisait aucun doute ; seule sa mère avait pu avoir l'idée tordue d'ajouter les médocs à la liste des traitements qu'on devait lui distribuer.

Qu'avait-elle en tête ?

Irène fit glisser son plateau devant elle. En pilote automatique, elle attrapa des couverts, un verre, puis son entrée. Au menu ce jour-là : une macédoine de légumes, une bouillie de fruits de mer et un flan au caramel. Elle prit trois tranches de pain en pressentant qu'elle aurait du mal à terminer le reste de son repas.

Sans arrêt, ses yeux revenaient sur les trois médocs.

Non. Plus jamais ça. Elle ne reviendrait pas en arrière. Elle se saisit de son plateau, se retourna et marcha droit en direction de la poubelle la plus proche. Elle y jeta les médicaments. Ensuite, sans un regard en arrière, elle quitta le self-service et pénétra dans la salle de restauration. Iphigénie restait dans son sillage, légèrement en retrait, comme si elle attendait qu'elle lui montre l'exemple. Irène observa le réfectoire. Les couleurs caractéristiques de la prison s'y déclinaient à nouveau : murs blancs, briques roses et tables vertes. Par-dessus ses teintes fades, d'incongrues décorations de Noël venaient égayer la cantine. Un sapin richement décoré trônait dans un coin, des guirlandes dégringolaient des plafonds et un faux père Noël escaladait une grille comme s'il prévoyait une évasion.

— Un sapin de Noël, ils sont sérieux ! commenta Irène.

— On est le 10 décembre, fit remarquer Iphigénie qui n'avait pas l'air de saisir le problème.

Il y avait trois longues tables dans la salle de restauration. Et déjà, six adolescents en tenues kaki y étaient installés. L'essentiel des détenus s'était assis ensemble, sur la table la plus éloignée des gardiens. La table du fond de la classe. Seuls deux d'entre eux avaient choisi de déjeuner en tête à tête, à l'écart du groupe.

La respiration d'Irène s'accéléra. Devait-elle choisir de rejoindre le groupe le plus nombreux ? Elle pouvait aussi s'asseoir sur la table encore vide avec Iphigénie.

— Oh non ! chuchota la plus jeune. Il y a déjà deux clans. Pourquoi est-ce qu'il y a deux clans ? Lequel on est censé choisir ?

Un coup de coude impatient accompagna ces paroles.

— Je n'en sais pas plus que toi.

— Il faudrait savoir pourquoi ils ont formé deux groupes, dit Iphigénie. Si on savait, on pourrait choisir...

Alors Irène chercha des points communs ou des différences entre les deux groupes. Mais la solution ne lui sauta pas aux yeux. Bien au contraire. Les deux tables étaient mixtes, tout le monde portait des tenues kaki, tout le monde avait le même âge – forcément. Rien ne laisser deviner les raisons de cette division.

— Alors, on s'assoit où ?

Soudain, l'un des autres détenus remarqua leur présence et, comme par effet de contagion, ils tournèrent tous les uns après les autres la tête dans leur direction. À tort ou à raison, Irène eut la sensation d'attirer davantage les regards que sa partenaire. Elle serra son plateau plus fort et s'avança. Elle ne connaissait toujours pas sa destination, mais elle ne pouvait plus rester immobile.

Logiquement, elle arriva tout d'abord à hauteur de la table la moins excentrée, là où les deux détenus isolés partageaient un repas en tête à tête. Parmi eux, la fille à la peau mate qui avait été sa voisine stressée lors de la scène d'ouverture préféra l'ignorer. Son compagnon, en revanche, déplaça légèrement son plateau, comme pour lui dégager de la place. L'invitait-il à s'asseoir près de lui ? Ce geste la prenait au dépourvu et, apparemment, sa voisine aussi. Il n'y avait qu'à voir sa tête ; elle semblait dire : « Pourquoi tu veux qu'elle s'installe là ? »

Irène ne se souvenait pas bien de cet autre détenu. C'était un garçon de dix-sept ou dix-huit ans. Il devait s'être coupé les cheveux lui-même. Très raides et fins, ils couvraient ses oreilles et sa nuque. Une frange maladroite camouflait une partie de son visage mince, aux lignes franches. Ses yeux intimidèrent Irène, aigus et fuyants, ils exprimaient une défiance instinctive contradictoire avec le geste amical qu'il avait eu.

Troublée, Irène resta debout comme une idiote. Incapable de prendre une décision.

— Pardon, intervint une voix proche.

C'était une détenue. Elle s'était levée de table pour venir à leur rencontre. Irène se souvenait mieux d'elle que du garçon. Elle ne portait plus sa jupe écossaise et son chemisier, mais même sans ces atouts, elle restait une princesse de lycée. Même la tenue kaki et impersonnelle de la prison lui allait bien. Comme si elle avait été dessinée pour elle.

— Vive la France, dit-elle en croisant les bras et en fronçant les sourcils.

Irène et Iphigénie échangèrent un regard interrogateur et la petite rendit son salut à la princesse, suivit d'Irène d'une toute petite voix. Vive la tradition.

— Parfait, souffla-t-elle en décroisant les bras. Je préférais en avoir le cœur net. Vous venez apparemment de la ville traditionnelle et ces deux-là...

Elle se racla la gorge comme si ce qu'elle s'apprêtait à dire pouvait lui salir le larynx.

— Ce sont des zonards.

Elle avait parlé d'eux sans les regarder. Irène observa leur réaction. La jeune fille resta impassible, tandis que le garçon affichait une expression plutôt ironique, comme si tout cela le désolait mais qu'il n'y pouvait rien.

— C'est donc pour cela qu'il y a deux groupes, dit Iphigénie.

— Hum hum, confirma la messagère. Sur notre table, nous sommes tous d'honnêtes citoyens de la ville traditionnelle.

Un rire étouffé échappa au garçon. Il fut aussitôt fusillé du regard alors qu'il plaquait une main sur sa bouche.

— Quoi ? Qu'est-ce qui est drôle ? s'offusqua la fille de la ville traditionnelle.

— C'est juste que... marmonna le garçon en gardant la tête baissée et le dos voûté. C'est juste que votre adresse ne fait pas de vous des gens honnêtes. Il peut très bien y avoir des criminels sur votre table. Peut-être même plus que sur la nôtre.

— Il n'a pas tort, dit Iphigénie. Mathématiquement, on peut même être sûre qu'il y a des criminels sur la table des citoyens traditionnels. Ils sont déjà quatre. Avec Irène et moi, ça fait six. Au mieux, il y aura au moins un coupable parmi nous, c'est mathématique.

La moue scandalisée de leur interlocutrice fit sourire Irène malgré elle. Elle n'avait jamais aimé la façon dont les gens des quartiers traditionnels dénigraient les habitants de la zone. Ils se pensaient supérieurs, mieux nés et mieux élevés. La plupart n'avaient jamais mis les pieds dans la zone et n'avaient jamais rencontré un citoyen déchus. Irène, si.

L'envie de s'installer avec les zonards l'effleura. Mais cela demandait un courage qu'elle n'avait pas. Casser les codes, ce n'était pas donné à tout le monde. Pas à elle en tout cas. Elle détestait se faire remarquer, de quelques façons que ce soit.

D'autant plus qu'ici, ce n'était pas qu'une histoire de convenance personnelle ; les choix qu'elle faisait maintenant influenceraient sa trajectoire dans le jeu. Cette fille qui était venue la prévenir pourrait décider de voter contre elle simplement parce qu'elle ne respectait pas la ségrégation. Montrer trop d'indulgence envers les citoyens déchus ne lui attirerait que des ennuis.

Elle suivit donc la jeune traditionaliste sans accorder un seul regard au garçon de la zone. Un peu soulagée, en fin de compte de laisser une autre mener la danse.

Ennemis jurés TOME 1 SuspicionWhere stories live. Discover now