1. Gnothi seauton - partie 3

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La production avait décidément le goût des reconstitutions : après la prison et la porte de Notre-Dame, c'était au tour d'une salle d'audience d'être reproduite, mais dans des proportions monumentales et agrémentée des projecteurs multicolores des plateaux de cinéma. Irène fut complètement aveuglées par des effets stroboscopiques en rouge et bleu. Une musique exaltante cognait dans les baffles. Comme lors d'un véritable procès public, faisait son entrée par la porte des accusés, face à une assistance installée sur des rangées de bancs. Ce public l'accueillit avec un mélange indéfinissable de cris d'excitations et de huées. Elle n'aurait pas su dire s'ils l'acclamaient ou s'ils la conspuaient. Ce devait être ça d'incarner à la fois la jeunesse coupable d'une société répressive et une vedette de télé pour un public en mal de divertissement.

Un gardien poussa Irène dans le dos pour la forcer à avancer en direction du box des accusés : une estrade, cerclée d'une cage en verre. Elle s'avança en se rappelant du conseil d'Edmée. Faire bonne impression. Elle se tint bien droite et prit une démarche déterminée, pleine d'assurance. Tout ce qu'elle n'était pas à l'intérieur, mais au moins, ceux qui l'avaient entraînée ici – car Irène était certaine d'avoir été entraînée là-dedans – n'auraient pas le plaisir de la voir s'effondrer. À la place, ils verraient ses vêtements noirs, déchirés, ses cheveux charbonneux taillés au carré et son piercing à la lèvre supérieure. Les téléspectateurs comprendraient vite qu'elle n'était plus la petite fille surdouée et espiègle qu'ils avaient connue à la télé.

Son pouls s'accéléra quand elle réalisa que trois participants étaient dans le box. Debout et alignés, ils portaient également des menottes. Il y avait deux filles et un garçon. Irène passa devant eux pour rejoindre sa place. Elle en profita pour les observer.

La première fille lui sembla bien jeune. Pourtant, elle ne pouvait pas avoir moins de treize ans. C'était la règle. Pour participer à Ennemis jurés, il fallait avoir la majorité pénale, c'est-à-dire treize ans, mais avoir moins de dix-huit ans. À travers ses lunettes rectangulaires, la participante fixa Irène sans timidité. Malgré son jeune âge, son regard possédait une force et une maturité surprenante, presque intimidante. En dehors de ça, Irène aurait juré sur tout ce qu'elle avait de plus cher que c'était la première fois qu'elle la voyait.

Tout comme le deuxième. Le garçon. Ses menottes avaient été attachées à la main courante. Avait-il tenté de s'échapper ? Il retroussa ses lèvres épaisses à son passage, comme pour mieux montrer ses dents serrées par la colère. Instinctivement, Irène accéléra le pas devant lui et passa en évitant d'affronter son regard. Elle eut à peine le temps de brosser le portrait d'un adolescent au physique lourd et trapus, avec des cheveux frisés plus noirs que le charbon.

Le troisième et dernier participant présent était une participante. La jeune fille passait son temps à jeter des coups d'œil craintifs en direction de son voisin agité. Irène n'eut aucune révélation en la voyant. Seulement des considérations sur son apparences qui ne lui offrait aucune indication sur un possible passé en commun. C'était une fille de son âge, aux cheveux crépus, à la peau mate. Sans doute d'origine maghrébine. Une zonarde peut-être ?

Toujours excessivement nerveuse, Irène se rangea comme ses prédécesseurs, avala sa salive, puis attendit que les autres participants entrent les uns après les autres. Ils se succédèrent, deux filles et quatre garçons. Chaque entrée donna lieu à des beuglements sonores du public et un déchainement pyrotechnique. Tous passèrent à son niveau et elle les observa attentivement, suspicieusement. Et tous la fixèrent en retour avec défiance.

Quand enfin le dernier participant compléta leur rang, Irène se sentit complètement découragée. Elle aurait voulu que son instinct lui vienne en aide, au moins une intuition, un indice. Mais rien.

Des inconnus... Ils étaient tous de parfaits inconnus. Et pourtant, chacun d'entre eux avait une apparence qui ne s'oubliait pas facilement. Sa voisine de gauche par exemple, combinait le teint précieux d'une poupée de porcelaine avec la beauté sophistiquée d'une princesse anglaise. Jupe écossaise. Chemisier blanc. Tout le monde, dans son lycée, devait être un peu amoureux d'elle.

Et ce garçon à la chevelure parfaitement blanche et au teint blafard. Un albinos. Elle n'avait jamais vu d'albinos avant. En tout cas, c'était ce qui lui semblait. Mais elle ne pouvait plus être sûre de rien.

Et cette rousse immense, large d'épaule, à la démarche hésitante.

Et ce garçon balafré aux yeux trop bleus.

Et cet athlète, ce géant, aux doigts colorés de lutteur de pancrace.

Et ce garçon au cheveux mi-longs et raides, un peu fuyant, qui s'était retourné sur elle avec un temps de retard.

Ils étaient tous mémorables. Et pourtant.

Son impuissance était totale. Pour la première fois, les effets de l'hypnose se retournaient contre elle. Comment les contourner ? Comment les dépasser et réveiller des souvenirs enfouis par la volonté de son propre esprit ? L'arrivée d'Achille Moreau mit brutalement fin à ses interrogations.

Le présentateur. Quarante ans. Grand et mince. Il avait l'allure habituelle des gens de la télé, avec un petit plus : des yeux subtilement bridés que des décennies de préférence caucasienne n'avaient pas suffi à diluer. Sa voix forte résonna dans le tribunal.

— Applaudissez-les encore une fois, hurla-t-il et aussitôt les spectateurs s'exécutèrent en criant. Ils sont tous là. Les dix détenus de la saison 4 d'Ennemis jurés. Vous mourrez d'envie d'en savoir plus sur elles et sur eux, j'en suis sûr ! Mais, il faudra patienter, car nous allons commencer par accueillir ceux sans qui Ennemis jurés n'aurait jamais pu voir le jour, ceux et celles qui font le jeu. Commençons par celle qui l'a créé, produit et rendu possible. Celle qui a su me convaincre en 2058 de quitter la chaîne 10 pour la 110, qui m'a juré qu'elle attirerait plus de téléspectateurs que la coupe du monde de pancrace ; celle qui dirige les distributions, parcourt les prisons, les lieux chauds de la zone et de la ville traditionnelle parisienne pour trouver les candidats de chaque saison ; et enfin, celle qui met ses talents d'hypnotiseuse au service de ce concept. Elle efface leurs mémoires pour qu'ils ne se souviennent ni de leur crime ni de leur rancune. La plus grande productrice, la plus grande hypnotiseuse et la plus charmante des femmes : Mélanie Monteil !

Par l'entrée principale, une femme brune et altière fit son apparition, dans un tonnerre d'applaudissements. Elle croisa les bras sur sa poitrine et salua « Vive la France ». « Vive la tradition » répondit la foule d'une seule voix. L'angoisse d'Irène fut aussitôt balayée par une rage sans nom. Elle. Tous les efforts que la jeune fille avait faits pour se détacher d'elle n'avaient-ils servi à rien ? Irène serait-elle toujours un pion dans ses plans ? Un moyen pour gagner le sommet des audiences ?

Plusieurs autres participants tournèrent la tête dans la direction d'Irène, de lourds regards soupçonneux s'abattirent sur elle. Ils devaient tous penser qu'elle bénéficierait d'un jugement de faveur, elle, la fille unique de Mélanie Monteil.

 Ils devaient tous penser qu'elle bénéficierait d'un jugement de faveur, elle, la fille unique de Mélanie Monteil

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Fin du chapitre 1

Ennemis jurés TOME 1 SuspicionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant