3. Dignus est intrare - partie 1

83 15 59
                                    


~ Digne d'entrer

Oops! This image does not follow our content guidelines. To continue publishing, please remove it or upload a different image.

~ Digne d'entrer

Aussitôt le discours d'Achille terminé, ils sortirent du tribunal. Les gardiens et Edmée les escortèrent jusqu'à un long couloir impersonnel, troué de douze portes céladon. Deux premiers détenus furent désignés et disparurent derrière une première porte, puis deux autres derrière une seconde, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'ils ne restent plus dans le couloir qu'elle et une autre détenue – la fille qui lui avait paru si jeune, avec ses fines lunettes et ses cheveux parsemés de mèches blondes. Elle semblait aussi inquiète qu'elle. On les poussa dans ce qui se trouva être un vestiaire.

Une gardienne robuste apporta et laissa tomber sur le carrelage deux bassines vides à leur pieds.

— Dessapez-vous, dit-elle. Puis mettez vos vêtements dans la caisse.

Le nœud dans le ventre d'Irène se resserra. Elle scruta la pièce. Aucun objectif visible, ni au niveau des casiers, ni au niveau de la cabine de douche.

— Est-ce qu'il y a des caméras ?

— Hum hum, confirma la gardienne de mauvais gré. Mais faut pas vous en faire, l'I.A. efface toutes les images de nus.

La gamine et Irène échangèrent un regard perplexe et la surveillante s'agaça.

— Puisqu'on vous dit que ça filme pas. Vous n'allez pas prendre une douche tout habillée ? Vous plaignez pas, dans les vraies prisons vous auriez eu droit à la fouille au corps.

Le ricanement de la gardienne fit frissonner Irène. À moins que ce ne soit le froid. Ce n'était peut-être pas une véritable prison, mais les conditions de vie s'en approchaient. La production avait mesquinement réduit le chauffage au minimum.

— On a le droit de parler ? demanda la petite blonde qui avait déjà retiré sa chemise

— Hum, grommela la gardienne.

— Je m'appelle Iphigénie, dit-elle alors subitement.

Elle se baissa pour délasser ses chaussures et poussa un faible gémissement. Irène mit quelques secondes à comprendre que l'on s'adressait à elle. Même si elles étaient entrées ensemble dans cette pièce, elle n'avait pas envisagé qu'elles discuteraient ensemble. L'esprit d'Irène était resté bloqué sur la scène du tribunal. Il repassait en boucle les derniers évènements. Bloqué sur le comportement de sa mère. Bloqué sur les effets stroboscopiques des projeteurs mêlés au tumulte du public. Bloqué sur le non-sens de ce qui se jouait là.

Elle n'était pas prête. Elle ne le serait jamais.

— Toi. Tu t'appelles Irène, c'est ça ? insista la gamine. Vive la France.

Cette attitude amicale la prenait de court. Devait-elle lui répondre ? Pouvait-elle se permettre de sympathiser avec une autre participante ? Irène n'arrivait pas à s'éclaircir les idées. Elle pensait sans cesse aux caméras et aux micros. Leur intrusion laissait sur elle une sensation presque physique. C'était comme avoir en permanence une fine couche de graisse qui adhère à la peau, collante et sale.

— Vive la tradition, chuchota-t-elle, si bas qu'elle s'entendait à peine elle-même. Oui, je suis Irène.

— Je t'ai déjà vu à la télé. Mais t'as changé.

Irène ne sut pas quoi répondre. Elle réalisait tout d'un coup qu'elle ne connaissait aucun des autres participants alors qu'ils l'avaient déjà tous vu à la télé. Encore une mauvaise nouvelle. Combien pourrait-elle en encaisser avant de s'effondrer pour de bon ?

— J'ai beaucoup changé, en effet.

— Tu t'es coupé les cheveux. J'aime bien. Tu fais plus grande... Moi, j'ai treize ans.

Oh là là ! Qu'est-ce qu'une fille de treize ans faisait dans une émission pareille ?

Irène examina encore la jeune fille, comme si elle pouvait ainsi trouver une réponse à cette question. Iphigénie continua de se déshabiller, plia sommairement son pantalon avant de le déposer dans la bassine. Chaque geste paraissait lui coûter, comme si elle avait le corps courbaturé. Quand elle se redressa, elle ne portait plus qu'une culotte, ses bras étaient croisés devant son buste et ses yeux rivés sur Irène.

— Tu ne te déshabilles pas ?

Irène sursauta presque. À côté d'elle, la gardienne arqua un sourcil mécontent. Alors, elle se dépêcha de rattraper son retard et retira son pull noir et son t-shirt XXL. Le froid vint tout de suite lui mordre les hanches. Sa peau se hérissa de chair de poule.

— Mince, il fait trop froid !

— Ça alors ! s'exclama Iphigénie. Tu as un tatouage. C'est quoi ? C'est un oiseau ? On dirait un canari.

Machinalement, Irène posa la main droite sur son épaule gauche et se tordit le cou pour regarder le dessin, un peu comme si elle le découvrait elle aussi.

— C'est une mésange bleue, rectifia Irène.

— Oui, je me souviens de ce nom. Je l'ai lu dans la liste des espèces disparues. Elles ont disparu en quelle année déjà ? C'était en 2052... ou en 2053... Je crois que c'était en 2053.

Irène haussa les épaules. Elle ignorait la date d'extinction des mésanges bleues.

— C'est parce que j'étais abonnée à « espèces menacées », expliqua Iphigénie en tapant du pied nerveusement. Tu connais ? C'est pas vraiment un blog pour les enfants, mais j'aimais ça avant. J'aimais découvrir le nom des espèces qui étaient déclarées éteintes. Je retenais leur nom en latin et les dates. Je leur faisais comme un cimetière dans ma tête. Comme ça fait quelques années que j'ai arrêté maintenant, j'ai un peu de mal à me souvenir de tous les noms et de toutes les dates. En tout cas, pour les mésanges bleues, c'est dommage qu'elles aient disparu...

— Oui, c'est dommage, dit simplement Irène.

— Je me serais bien fait faire un tatouage moi aussi. Mais avec le débat qui revient tous les ans au Parlement... j'ai peur qu'ils les interdisent un jour. Ils vont le faire, tu ne crois pas ? Moi, ma mère me tuerait si j'avais un tatouage...

Irène s'assit pour délasser ses baskets, tentant de dissimuler sa gêne. Elle se rappelait d'avoir un tatouage, ainsi que la tête qu'avait fait sa mère en le découvrant. Mais, de toute évidence, d'autres éléments lui échappaient. Quand ? Pourquoi ? Où ?

— Je me demande comment t'as pu te faire faire ça ? Il n'y a presque plus de tatoueurs à Paris et il faut faire des tonnes de paperasses, obtenir des autorisations, des dérogations, des... C'est probablement illégal...

Iphigénie se figea et jeta un regard apeuré en direction de la gardienne.

— Il vaut mieux qu'on change de sujet, suggéra Irène.

La jeune fille acquiesça. Irène se sentit soulagée d'avoir une bonne excuse pour interrompre l'interrogatoire.

— Retirez tous les vêtements ! Allez ! insista la gardienne.

Iphigénie et Irène détournèrent un peu les yeux. Elles étaient l'une en face de l'autre, bras croisés. Chacune semblait attendre que l'autre se jette à l'eau. Irène décida de montrer l'exemple et fit descendre sa culotte le long de sa jambe droite. Ses mains se plaquèrent devant son entrejambe. Elle songea à tous ses pauvres gens qu'elle avait déshabillés grâce à ses tours d'hypnose. Un juste retour de bâton.

Sans attendre, l'adolescente l'imita et, dans un réflexe de pudeur, elle lui présenta son dos. Un frisson qui n'avait rien à voir avec le froid électrisa Irène qui eut un mouvement de recul.

Des omoplates à l'arrière des cuisses, la peau d'Iphigénie était marquée d'une effroyable cicatrice.

Ennemis jurés TOME 1 SuspicionWhere stories live. Discover now