12. Manducare vel mori - partie 3

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Irène aurait pu tomber de sa chaise tellement ça lui faisait du bien d'entendre ces trois mots. « Je me couche ».

Elle regarda les trois plats supplémentaires s'approcher. Pourvu que ses souvenirs soient bons ? Elle se demanda un instant si elle parviendrait à manger des vers de farine si sa vie en dépendait. L'autohypnose peut contrôler l'esprit dans une certaine mesure et donc lutter contre le réflexe émétique. Pourquoi pensait-elle à ça maintenant ? Ce ne serait pas des vers de farine. Non. Sûrement pas.

L'assistante déclocha. Le cœur d'Irène put enfin redescendre dans les tours.

— Oh ! La fille de... ! J'en étais sûre, cracha Victoria.

Les saucisses sentaient bon et leur nombre laissait entendre qu'elles ne seraient pas pimentées.

Irène se mit aussitôt au travail. Manger vingt saucisses en dix minutes constituait déjà un défi pour elle. Il ne fallait pas qu'elle se repose sur ses lauriers. L'épreuve précédente lui avait laissé un poids dans l'estomac qu'elle s'efforça d'ignorer. Elle mangea sa première saucisse. L'odeur agréable, le goût du gras et du brûlé sur sa langue, la température parfaite. Elle retrouva l'appétit. Elle entendit son adversaire se plaindre.

— C'est du favoritisme. Il y a triche. Je parie que la production a mis les saucisses pour elle parce que c'est la fille Monteil.

— Je ne peux pas vous laisser dire ça, intervint Achille Moreau. La première assiette était déjà devant vous au moment des enchères. Elle n'y était pas que pour Irène, mais pour vous aussi. Si vous aviez gagné les enchères, je veux dire.

— Mais... mais elle savait !

Irène était trop occupée à manger pour se défendre. De toute façon, face à ce genre d'accusations, plus on se défend, plus on paraît coupable. Se mettre en colère ne servait à rien. Se défendre ne servait à rien. Irène avait toujours laissé les gens dire du mal d'elle. Elle voulait leur faire croire que ça ne la touchait pas. Même si c'était faux, même si toutes ces méchancetés et ces jugements hâtifs l'écorchaient.

À la moitié du festin, Irène arriva dans la partie désagréable de son épreuve. Manger le premier plat avait été plutôt agréable. Elle avait faim. Le petit-déjeuner avait été frugal. La seconde assiette, elle l'avait mangée sans faim. À présent, ça devenait pénible. Son ventre se tendait et son dégoût s'amplifiait. Le gras n'était plus alléchant, il était lourd et écœurant. Elle devait se forcer pour poursuivre son gavage méthodique. Elle se persuada que, comme avec la marche ou le jogging, le secret était de ne pas s'arrêter, de ne pas perdre le rythme. Alors, peu importe ce que ça lui faisait, elle prenait une bouchée, mâchait quelques secondes et déglutissait.

À la fin du troisième plat, elle ressentit non seulement son estomac trop plein, mais aussi les premiers symptômes de la nausée. Elle n'osait même pas imaginer la honte qu'elle ressentirait si elle ne parvenait pas au bout de son épreuve à cause d'un rejet. Elle n'avait pas l'excuse de Jordan. Elle n'avait pas ces horribles vers de farine à manger, elle.

Elle avait soif. Boire un peu d'eau l'aurait aidée à fluidifier ce repas trop carné, trop solide et indigeste.

Alors elle repensa à l'autosuggestion et au contrôle des réflexes émétiques. Elle savait que pour repousser les sensations désagréables comme la douleur et les nausées, l'idéal était d'imaginer quelque chose de calme et de serein. Elle se projeta au bord de la mer.

Depuis combien de temps n'avait-elle pas contemplé l'horizon ? Le mot vacances ne faisaient pas partie du vocabulaire de la famille Monteil. L'esprit d'Irène se sépara en deux. Pendant qu'une partie exécutait des gestes automatiques et insensibles, mastiquait, ingurgitait, puis mastiquait, puis ingurgitait, une autre partie tentait de se rappeler la caresse du soleil, le fracas régulier des vagues et l'odeur des embruns.

Ennemis jurés TOME 1 SuspicionUnde poveștirile trăiesc. Descoperă acum