4. Locus vitae - partie 2

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Après un rapide tour de table, Irène fut enfin capable de mettre un nom sur la plupart de ses codétenus. Leur chaperonne si soucieuse de la citoyenneté des autres s'appelait Victoria Sanghero.

L'albinos fut le second à se présenter. François Pointcarré. Il confia habiter Vincennes, dans le haras de ses parents. Un fils à papa-maman. Passer du cocon chaleureux de la richesse et de la surprotection pour débarquer ici, dans cet environnement austère et glacé, aurait dû lui provoquer une hydrocution. Mais ce n'était pas le cas, François parlait de lui-même avec aisance, comme il l'aurait fait dans son propre lycée devant des nouveaux élèves. Il savait vous faire sentir qu'il était là avant vous, que c'était vous qui le rejoigniez et non l'inverse.

Assez peu affable, Guillaume Boucher refusa de donner aux autres joueurs des informations sur lui. Guillaume était le garçon qui avait été attaché lors de la cérémonie. Comme à ce moment-là, une lueur de défiance dansait dans ses iris noir. Il ne donna que son adresse, en expliquant qu'il aurait préféré garder ça pour lui, mais qu'il n'avait pas envie d'être pris pour un zonard.

— Je comprends, souffla Victoria.

Irène retint un soupir. C'était bon. On avait compris qu'elle appréciait les règles de la ségrégation ! Bientôt, elle ânonnerait la devise du président Garenne : divide et impera...

Pour ne pas montrer son agacement, Irène simula un soudain intérêt pour sa nourriture. La première bouchée de macédoine fut moins désagréable qu'elle ne l'avait envisagé. C'était comme macher de l'eau solidifiée, comme si les légumes avaient été rincés encore et encore jusqu'à ce que tous les arômes qu'ils contenaient s'échappent et deviennent un mélange de fibres ramolli et fade.

Tout en mâchant, Irène pensa à la zone. Elle n'habitait pas très loin de là-bas. Elle n'avait que quelques rues à traverser pour se retrouver devant le mur de la frontière extérieure. Quand elle était enfant, ce barrage gris de huit mètres de haut, surmonté de barbelés, l'impressionnait beaucoup. Le mur encerclait entièrement les arrondissements douze, treize et quatorze de Paris, emprisonnant ainsi un million d'habitants. Du moins, supposait-on... Comment connaître le nombre exact puisqu'il n'y avait pas de recensement dans la zone ?

En théorie, la frontière extérieure tenait lieu d'obstacle infranchissable, pour empêcher les zonards – tous des gens dégoûtants, fourbes et infréquentables – de pénétrer la partie traditionnelle de la ville de Paris. En réalité, de nombreux tunnels sinuaient sous la frontière : anciennes catacombes et autres égouts détournés de leur usage. Un vrai gruyère.

Pour passer, Irène n'avait qu'à attendre que l'impasse Leclerc soit déserte, puis elle tendait l'oreille pour s'assurer qu'aucun bruit de bottes n'annonçait l'arrivée d'une patrouille, enfin elle soulevait une plaque d'égout et descendait une échelle dans l'obscurité la plus totale. D'autres passages permettaient de rejoindre la zone ou d'en sortir, mais Irène utilisait presque toujours celui-ci.

Elle risquait gros en passant la frontière de cette manière. Sa jeunesse et sa petite notoriété lui éviteraient peut-être la prison, mais en cas de récidive, elle n'échapperait pas à plusieurs années de réclusion associée à une déchéance de nationalité. Pourtant, elle continuait de s'y rendre régulièrement. Et ils seraient sans doute bien plus nombreux à le faire s'ils savaient à quoi ressemblait réellement la zone. Rien à voir avec ce que Guillaume et Victoria avaient l'air de croire...

Irène se souvenait de l'ambiance qui y régnait. Des souvenirs d'odeurs qui prennent à la gorge, effluves de décharges à ciel ouvert et de beignets aux épices. Des souvenirs de langues étrangères parler dans des rues blindées. Des souvenirs de livres interdits, de marchés noirs et de prières de rue. Des souvenirs évanescents, fugaces, qui ne s'arrêtaient sur rien de concret. Irène ne se rapellait d'aucun moment précis qu'elle aurait vécu dans la zone. Ses tentatives se heurtaient à une migraine aigue qui la forcèrent à capituler.

Ennemis jurés TOME 1 SuspicionWhere stories live. Discover now