12. Manducare vel mori - partie 1

6 1 1
                                    


~ Mange ou crève

Oops! This image does not follow our content guidelines. To continue publishing, please remove it or upload a different image.

~ Mange ou crève

— De l'eau, répéta-t-il.

— Non, opposa Achille Moreau. Vous n'aurez pas d'eau avant la fin des dix minutes. Rasseyez-vous !

Guillaume se rassit, la bouche ouverte, la respiration erratique. Ses yeux humides fixèrent l'horloge double. Le temps fuyait. Il lutta pour attraper de nouveau sa fourchette au bout de laquelle se trouvait toujours la saucisse entamée. Il tremblait un peu, mais trouva la force pour porter la viande à sa bouche, les yeux clos. Il se recroquevilla aussitôt sur sa chaise en miaulant.

Les lèvres de Fatiha se redressèrent et des rires retenus retentirent autour d'Irène. Jordan riait plié sur ses genoux et même Iphigénie se mordait les lèvres.

Le si sûr de lui Guillaume passait vraiment un mauvais moment. L'empathie d'Irène pour sa souffrance s'estompa sous l'effet de ses gesticulations et de ses gémissements improbables. À chaque bouchée, il inventait un nouveau cri de bête ou une nouvelle acrobatie sur sa chaise. Toujours plus absurde et grotesque.

Les spectateurs ne parvenaient plus à se retenir. Les rires appelaient les rires. Et même Irène y succomba.

Ce fut comme un bouchon de champagne qu'on aurait fait sauter. Une fois que c'était parti, elle ne pouvait plus s'arrêter. Toute la pression de ces dernières heures, toute la fatigue, toute l'horreur. Tout ça ne demandait qu'à sortir sous la forme d'un rire fou, un rire insensé.

— Il ne vous reste que trois minutes, Guillaume, souffla Achille Moreau très amusé. Et toujours cinq saucisses et demie à manger.

Incapable de parler correctement, Guillaume trépigna et baragouina, avec bien moins de cohérence que ce dont était capable Caro :

— Im... po, po... pas... po... ble.

Irène jeta un coup d'œil vers l'autre violette. Elle savourait sa revanche.

— Et encore un violet qui se plante, glissa Victoire à son voisin de gauche qui se trouvait être Enzo.

Irène retrouva aussitôt tout son sérieux. Pendant quelques instants, elle avait oublié les enjeux de ce jeu. Elle s'arrêta de rire, ramenée à la dure réalité : l'échec de Guillaume pouvait la faire condamner elle.

— Une saucisse au moins, pour l'honneur, commenta Achille Moreau alors qu'il ne restait plus qu'une minute.

Guillaume secoua la tête.

— Non, non.

Sa langue pendait entre ses lèvres. Fatiha ne jubilait pas, mais paraissait un peu moins taillé dans la pierre que d'habitude. Elle annonça elle-même la fin du temps de gavage de Guillaume.

— C'est fini.

— Eau... Eau...

— Qu'on lui apporte du lait, ordonna Achille Moreau. Nous avons donc un gagnant, ou plutôt une gagnante : Fatiha obtient la faveur.

Guillaume n'écoutait plus rien, trop occupé à engloutir son verre de lait comme si sa vie en dépendait.

— Guillaume n'aura qu'une voix au procès. On peut l'applaudir pour avoir pris le risque.

En effet. Difficile de ne pas reconnaître qu'il avait donné de lui.

Guillaume eut à peine le temps de finir son verre de lait qu'Achille procédait déjà au tirage suivant.

Cette fois, l'appréhension était palpable parmi ceux qui n'étaient pas encore passés. Ils venaient de comprendre que les plats proposés pouvaient être immangeables. Les enchères suivantes seraient plus prudentes. Abandonner trop vite et se faire humilier comme Caro ou, au contraire, surenchérir trop et passer un mauvais moment, comme Guillaume. Quelle mésaventure était la plus enviable ? Quelle mésaventure serait le choix des prochains détenus ?

Irène soupira de soulagement quand Achille Moreau annonça les noms de Jordan et d'Iphigénie et non le sien.

Les deux joueurs s'installèrent en affichant une intense concentration. Tout juste installés l'un en face de l'autre, ils se fixèrent intensément dans un véritable bras de fer oculaire. Jordan, plutôt confiant à l'annonce du prénom d'Iphigénie, réalisa qu'il ne fallait pas sous-estimer son adversaire. La timidité et la discrétion de la petite blonde à lunettes ne voulaient pas dire qu'elle manquait de volonté. Dans ce jeu, ni l'âge ni le sexe ne donnait un avantage. Pour des garçons comme Jordan, habitués à des jeux qui classent les participants en fonction de leur poids, c'était un gros chamboulement.

— Nous commençons les enchères à un, et Jordan commence les annonces.

Jordan fixa le plat mystère, le huma, fronça les sourcils avec un air soupçonneux.

— Deux plats, dit-il.

— Trois, annonça Iphigénie, sans lui laisser le temps de souffler.

— Quatre, dit-il du tac au tac.

— Je laisse.

La réponse d'Iphigénie tomba si rapidement qu'on avait l'impression que la scène avait été répétée.

— Tu me laisses ?

— Oui. Je confirme.

— OK.

Jordan recoiffa la mèche de cheveux bruns qui lui voilait le front. L'attitude confiante d'Iphigénie et la rapidité des enchères semblaient l'avoir ébranlé, mais pas au point de se sentir menacé. Sans tarder, les quatre assiettes clochées vinrent. Le silence se fit. Le mangeur et l'observatrice attendaient le verdict. Ils savaient que les enchères ne servaient à rien, ou presque. Tant qu'ils ne connaissaient pas la nature du plat, ils leur étaient impossible de juger de leurs capacités. Jordan bluffait quand il affirmait manger quatre plats. Il n'en savait rien ! Et Iphigénie, elle, pariait sur la défaite de Jordan, mais rien ne lui garantissait qu'il n'y aurait pas des saucisses normales sous cette cloche.

La cloche en inox se souleva. Les deux convives portèrent leurs mains devant la bouche et tous les détenus sans exception poussèrent un « ah » de dégoût. 

Ennemis jurés TOME 1 SuspicionWhere stories live. Discover now