6. Oratio aurea - partie 4

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— Attendez, hésita Enzo. Je pensais qu'il fallait répondre à la question du téléphone. Je ne suis pas censé parler uniquement de mon rapport à la religion ?

— Ça te dérange de parler de la mort de mes parents ?

— Oui... Non. Ce n'est pas ça ! C'est seulement très intime et personnel. Je ne veux pas me dévoiler comme ça alors que d'autres ont parlé de leur voyage en train. C'est... peu stratégique.

Discrètement, Victoria fronça les sourcils, piquée par la remarque.

— Je comprends, dit Marc. Bon... ce rapport avec la religion ?

— Heu... Je ne suis pas très pratiquant. Beaucoup moins que ne l'étaient mes parents en tout cas. Je n'ai pas rejeté leur foi, mais j'ai parfois des doutes, parce que mes parents ont prié toute leur vie et ils n'ont reçu en échange que des épreuves et de la tristesse, puis finalement la mort, trop jeunes. Ma tante qui est aussi une excellente personne, et qui s'occupe de moi depuis leur mort, est atteinte d'un cancer.

— Nous sommes désolés de l'apprendre, dit Marc.

— Tous ces malheurs qui ont touché ma famille, je crois que ça m'a éloigné de la religion. Je ne prie presque plus. Je ne vais plus à la messe. J'évite... j'évite même d'en parler. Parfois, j'ai même envie de prétendre que cet héritage religieux, je ne le mérite pas, ou je n'en veux plus, je ne sais pas.

— Tu es en train de dire que tu ne veux plus de Dieu ? intervint Victoria vivement. C'est un blasphème ! Monsieur, c'est un blasphème !

— Victoria, tu ne peux pas intervenir.

— Pardon. Mais... le blasphème est puni par la Loi !

— Je ne crois pas qu'Enzo ait voulu blasphémer. Est-ce que tu crois à l'existence irréfutable de Dieu, Enzo ?

— Oui. Oui, absolument. Je crains juste d'avoir fait quelque chose de mal. J'ai l'impression d'être seul. Dieu ne m'aime pas.

— Dieu t'aime, dit Victoria. Évidemment qu'il t'aime !

— Bon, je pense qu'Enzo a fait de son mieux pour répondre avec une grande sincérité à cette question. C'est maintenant au tour d'Elliot. Tu es prêt ?

— Je crois, dit-il avec une expression qui paraissait hurler tout l'inverse. J'espère seulement que je n'aurais pas la même question qu'Enzo.

Il eut à nouveau ce rire bref et irrépressible qui l'avait déjà trahi deux fois. Il avait parlé sur le ton de la plaisanterie, mais Irène comprenait qu'il y avait un fond de vérité. Qu'était-il ? Athée ? Ou quelque chose d'encore moins acceptable...

— « Peux-tu parler d'un livre que tu as beaucoup aimé ? », récita Elliot sans entrain.

Il remua dans son fauteuil et croisa les bras. Son hésitation fut mal interprétée.

— C'est une question qui tombe mal ? demanda Marc.

— Il faudrait des questions différentes pour les zonards, chuchota François. On retirerait les questions sur les voyages en train et les livres.

Elliot siffla entre ses dents.

— À onze ans, dit-il, je suis allé dans une institution humanitaire qui donnait des cours aux enfants de la zone. Je n'y ai pas appris grand-chose, car les humanitaires tradis nous prenaient tous pour des imbéciles... Ils nous enseignaient l'alphabet et les phonèmes, alors que j'avais déjà lu Frank Herbert et JK Rowling. Bref... C'était insultant et humiliant. Je n'y suis pas resté longtemps. Mais au moins, j'ai tiré une leçon de tout ça.

— Ah, s'exclama Marc. Tu as découvert des lectures plus académique ?

— Pas là-bas ! Ça non. Et je suis toujours aussi sensible à la littérature fantaisie et à la science-fiction, qui ne sont pas des genres médiocres... Mais ce que j'ai réalisé dans cette institution ne s'apprend dans aucun livre. Je pensais que mes parents exagéraient quand ils parlaient de la sottise rétrograde des tradis, mais ils avaient raison : les tradis sont des ignorants persuadés d'être des érudits. Et vous n'avez pas changé en cinq ans.

Des cris indignés s'élevèrent. On évoqua le dogme, la tradition, la grande loi de ségrégation. Des noms d'oiseaux et des insultes encore plus crues s'élevèrent. Il y eut un signe de croix et un doigt d'honneur. Silencieuse au milieu de la cacophonie, Irène dévisagea Elliot avec un regain d'intérêt. Un petit sourire en coin, il savourait le désordre dont il était l'épicentre. Fauteur de trouble. Provocateur.

Il aurait tant déplu à sa mère !

Irène avait passé la première partie de sa vie à vouloir plaire à sa mère et la seconde à faire tout l'inverse. Pour elle, Elliot incarnait un modèle à suivre. Elle aurait bien voulu, elle aussi, cracher sur le bienfondé de la ségrégation avec une telle facilité. Comme elle enviait sa liberté.

— Oh ! Oohh ! Calmez-vous !

— Mais monsieur, c'est malsain !

— Il nous insulte.

— Si vous ne vous taisez pas tout de suite, l'I.A. va intervenir, et les gardiens vont vous sortir de là. Tous ! Le groupe de parole sera annulé.

La menace ne calma pas beaucoup les détenus. Irène effectua un rapide tour de cercle pour repérer ceux qui faisaient du zèle. Sans surprise, la très fervente Victoria ne redescendait pas. Guillaume s'époumonait et François surenchérissait. Jordan et Enzo affichaient des mines contrariées, mais gardaient le silence. Iphigénie se bouchait les oreilles et Caroline priait en silence. Quant à Fatiha... Irène sursauta en croisant son regard. La zonarde n'observait ni Elliot ni ses détracteurs, mais elle. Comme elles étaient voisines, la proximité de cet examen glaça Irène. Elle se sentit mise à nue, jugée. Fatiha avait-elle compris en l'observant qu'elle approuvait Elliot ? Pouvait-elle se servir de ça contre elle ?

Un son très aigu, strident et intense, plia Irène en deux, les paumes sur les oreilles. On aurait dit une sirène d'incendie. En pire. L'alarme agressait les tympans comme cent craies grinçantes sur un tableau noir.

Quand le bruit cessa, les esprits s'étaient refroidis. Marc profita de cette accalmie pour reprendre les rênes du débat.

— Je crois que ta minute est écoulée, Elliot. Je voudrais quand même revenir sur la question de départ. As-tu un livre préféré ?

— C'est difficile d'en choisir un. Tous les livres de Victor Hugo par exemple. « Notre Dame de Paris » serait un bon choix.

— Très bien ! Pourquoi celui-là ?

— Eh bien. La cour des miracles, c'est un peu chez moi. Et Victor Hugo n'aimait ni la peine de mort ni l'injustice de classe. S'il vivait aujourd'hui, il serait déchu.

Marc attrapa ses lunettes et nettoya ses gros verres. Sa peau était devenue très rouge.

— Vous ne condamnez pas ses paroles ? intervint Victoria. On est à la télévision, on ne peut pas dire n'importe quoi...

— Oh, ça, ne t'inquiète pas à ce sujet, dit Marc. Nous ne faisons pas du direct. Bon. Passons au détenu suivant, Caroline.

— C'est... c'est vraiment obligatoire. Je... ne suis pas... à l'aise.

— Il faudra faire un effort.

— Je... fais des efforts... tout le temps.

Caro ne se contentait pas de bégayer, ses mains et ses lèvres tremblaient. 

Ennemis jurés TOME 1 SuspicionWhere stories live. Discover now