3. Dignus est intrare - partie 2

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Ça ne pouvait être que les traces récentes d'une brûlure au second ou au troisième degré. La couleur rouge contrastait avec l'incarnation pâle d'Iphigénie. Des lambeaux de peau cernaient le pourtour de la plaie et se détachaient pour laisser place à une peau neuve, comme un serpent en pleine mue.

Le spectacle laissa Irène bouche bée. Il lui fallut quelques instants pour reprendre ses esprits et finir de se dévêtir. L'autre participante ne s'était aperçue de rien. Elle lui tournait toujours le dos et se dirigea vers l'une des douches. Irène l'imita et pris place dans celle d'à côté. Des cloisons en verre trempé séparaient les cabines individuelles. À l'intérieur, elle distinguait vaguement la silhouette déformée de sa voisine au travers de cette matière semi-transparente, teintée de vert.

Elle actionna un bouton pression. L'eau jaillit à faible pression, à peine tiède. Impossible de régler la température. Ses dents se mirent à claquer vigoureusement pendant qu'un mince filet d'eau lui coulait sur le corps. Elle utilisa ensuite le savon solide, qu'on avait empalé sur un support en métal, lui-même planté dans le mur, comme un gros clou. Le savon ne moussait pas, il avait une texture rugueuse et une odeur de fleur fanée. Elle frotta à main nue son corps et frictionna ses cheveux sans faire dans les détails, elle était pressée d'en finir.

De l'autre côté de la paroi, Iphigénie poussa un cri déchirant.

Irène sursauta, s'agrippa à un tuyau pour ne pas glisser sur le sol savonneux. Puis elle hurla.

— Qu'est-ce qui se passe ? Ça va ?

— Mon dos me fait mal ! Je ne comprends pas. Ça me brûle ! Je... n'arrive pas à voir ce que j'ai. Je ne sais pas ce que j'ai !

— Tu ne sais pas comment tu t'es fait cette brûlure ?

— Une brûlure ?

— Tu ne t'en souviens pas ?

— Non ! Je ne me suis jamais brûlée...

Elle ne se souvenait pas de sa brûlure ! En réalisant l'importance de cette découverte, Irène se mit soudain à inspecter son propre corps, à la recherche de cicatrices inconnues. De l'autre côté de la paroi de verre, Iphigénie continuait de réfléchir à voix haute, comme si son flux de pensées, emporté dans son élan, ne parvenait plus à ralentir.

— Si une fois, en cuisinant avec ma mère. J'avais six ans... c'était une tarte à la rhubarbe, pour une fête des voisins... J'ai attrapé le plat du four avec les mains. Le plat est tombé à terre. La tarte était gâchée. Mais c'était aux mains pas au dos.

— La blessure dans ton dos est bien plus récente que ça.

— Tu crois ? Oui, tu dois avoir raison. Elle me fait encore mal. Je me demandais ce que c'était. Depuis le camion, je sens une chaleur dans mon dos et je n'arrive pas à m'étirer.

— Oui. Elle semble grave.

Irène hésita un peu et ajouta :

— Trop grave pour que tu ne t'en souviennes pas.

— Tu penses que c'est l'hypnose, c'est ça ?

— Ça voudrait dire que cette blessure est en lien avec le crime. Celui qui t'a amené ici.

— S'il te plaît, ne dis rien aux autres. Ils ne doivent pas savoir. Si cette cicatrice a un lien avec ce qui m'est arrivé, je ne veux pas que tout le monde soit au courant. Ça pourrait aider mon ennemi de savoir ça.

— Je ne dirai rien, promis Irène en espérant ne pas être cette ennemie.

— Mesdemoiselles ! cria la gardienne. Edmée vous appelle. Il faut sortir des douches. Maintenant. Elle n'aime pas patienter, alors bougez-vous.

Irène fut la première à obéir. À peine avait-elle mis le nez dehors qu'Edmée – elle ne l'avait pas entendu entrer – lui fit glisser une autre caisse au sol. Des serviettes et des vêtements propres y étaient pliés.

— Séchez-vous et enfilez votre tenue. L'équipe de maquillage vous attend. On a un quart d'heure de retard sur le planning. Pourquoi est-ce qu'elle ne sort pas ? Il faut s'activer. Si l'on doit repousser le repas, on repoussera aussi le groupe de parole et il faudra écourter les travaux du soir ou supprimer la promenade...

— C'est Iphigénie, dit Irène. Ce n'est pas sa faute si elle n'est pas encore prête. Elle souffre et a du mal à bouger à cause de sa blessure dans le dos.

— Je ne comprends pas ! J'ai consulté les documents relatifs aux soins des grands brûlés et des greffés de peau. J'ai pensé à tout pour que ce handicap n'entrave pas sa participation. Les douches froides sont ce qu'il y a de mieux dans le cas des brûlures. Les bains et la chaleur ramollissent la peau, alors que le froid la tonifie. Elle ne devrait pas...

Iphigénie ouvrit la porte et sortit de la cabine en grelottant. Elle était au bord des larmes. Edmée attrapa la deuxième bassine et la lui apporta.

— Mademoiselle, vos lunettes seront le seul bien personnel que vous serez autorisé à conserver. J'ai apporté là-dedans vos crèmes et vos pansements. L'équipe de maquillage vous aidera pour vos soins. La distribution des médicaments, et donc de vos antidouleurs, se fera un peu plus tard, un peu avant midi.

Quelques minutes plus tard, Irène et Iphigénie se retrouvèrent en tenue de jogging près du corps. Pantalon kaki, veste kaki, t-shirt kaki, seules les baskets étaient blanches. Edmée les fit sortir des vestiaires, marcher sur quelques mètres seulement, avant de les larguer sans explication à l'intérieur d'une nouvelle pièce, leur claquant la porte au nez.

Elles venaient de changer radicalement d'ambiance. On les installa dans des fauteuils en cuir, en face de grands miroirs, où elles furent aveuglées par des spots qui projetaient sur leurs rétines un éclairage cru. Devant elles, s'étalait un amoncellement sans fin de produits cosmétiques, de brosses à cheveux et de fers à lisser.

Bizarrement, pour Irène, le décors carcérale était préférable à celui des coulisses de la télé. Ils lui rappelaient moins de mauvais souvenirs.

— Je ne suis pas sûre que les détenus des quais de Seine aient droit à un salon de maquillage privé dans leur prison, ironisa-t-elle en enviant les véritables prisonniers.

L'une des trois maquilleuses eut un rire de gorge sonore et une seconde se pencha et lui murmura à l'oreille.

— C'est qu'ils n'ont pas tous la chance d'avoir une beauté ravageuse comme la tienne.

Irène en perdit sa dérision. Chez elle, les compliments faisaient toujours l'effet d'un tir de taser : ils la paralysaient. Elle n'en avait pas l'habitude et elle se demandait toujours un peu où était l'arnaque.

— Tu étais une fillette adorable, toute mignonne, poursuivit la maquilleuse, et tu es désormais devenue un petit brin de femme bien séduisant.

— On dirait une rose noire sertie d'épines, confirma une deuxième femme de l'ombre.

— Je vois ce que tu veux dire. Un style qui s'y frotte s'y pique. Peau claire, cheveux profondément noirs avec cette frange sérieuse. Une beauté froide, un peu slave.

— Mes origines sont italiennes, coupa Irène.

Elle ne savait pas pourquoi elle avait dit ça. Elle n'avait pas du tout d'origines italiennes. Elle avait juste voulu donner tort à ces femmes, les faire taire.

Les maquilleuses haussèrent toutes les trois les épaules en même temps, comme si elles avaient percé à jour les mensonges d'Irène. Puis, elles soignèrent Iphigénie et jouèrent du pinceau sur leurs visage.

— Tu as déjà vu des scènes de maquillage dans Ennemis jurés, toi ? demanda Iphigénie d'une voix encore affectée par la douche et la douleur.

— Je ne regardais pas beaucoup, avoua Irène.

— Moi, je n'ai jamais vu de maquillage.

— Ils doivent couper ça au montage.

Le souffle sonore d'un sèche-cheveux les interrompit durant plusieurs minutes. Quand on arrêta cette machine infernale, Iphigénie recommença à la questionner d'un air grave.

— Tu as réfléchi, toi ? Tu te vois plutôt coupable ou plutôt victime ?

Ennemis jurés TOME 1 SuspicionWhere stories live. Discover now