Chapitre 2

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La lettre était rédigée sur un papier épais, très coûteux. Les Forces d'intervention Terrestres l'exportaient directement de la surface. Il était de fabrication humaine. En temps ordinaire, Hélios aurait passé un moment à l'admirer sous toutes ses coutures. Ce jour-là, il se contenta de la déplier hâtivement pour en dévoiler le texte. Ce dernier était bref, rédigé par une main que l'on devinait lasse. 

Nous avons le regret de vous informer que, malgré vos indéniables qualités, nous ne pouvons retenir votre candidature. En effet...

Hélios relut la première phrase, encore et encore, comme s'il espérait la voir soudain changer. Les mots, cependant, restèrent toujours les mêmes, s'enfonçant de plus en plus profondément dans son cœur. Il avait... il avait échoué ?

Il fixa la ville de Grèce, la bouche entrouverte et le cœur serré.

Nous ne pouvons retenir votre candidature. Nous ne pouvons retenir votre candidature.

La phrase tournait en boucle dans son esprit, le plongeant dans un vertige sans fond.

Nous ne pouvons retenir... Nous ne pouvons retenir...

— Hélios ? cria la voix lointaine de son père. Nous allons passer à table !

Le petit triton secoua la tête, comme arraché d'un rêve. D'un cauchemar, plutôt, qui était malheureusement la réalité.

Son ventre se noua. Il ne voulait pas aller affronter sa famille. Il avait envie de se rouler en boule sous sa couverture comme un enfant et ne jamais ressortir de son lit. Mais cela n'aurait pas été là une attitude digne d'un triton vieux de dix-sept ans. Hélios enfila donc une combinaison et se dirigea vers la salle à manger d'un pas automatique. Sa mère, son père et Sélénée, sa grande sœur, étaient déjà attablés lorsqu'il entra. Ils se tournèrent aussitôt vers lui. L'expression qui s'affichait sur son visage devait être suffisamment éloquente car ils ne lui posèrent aucune question.

— Mon petit poisson...

Sa mère se leva pour l'attirer contre lui. Il se laissa faire, le corps glacé. Il se sentait trop vide pour pleurer. Son père lui adressait des regards compatissants de l'autre côté de la table. Hélios finit par se détacher doucement de sa mère après avoir tenté en vain de lui sourire.

— Allons, allons, mange quelque chose, lui dit cette dernière en remplissant généreusement son assiette.

Elle faisait partie de ces personnes persuadées qu'avoir le ventre bien plein faisait disparaître la moitié d'un chagrin.

Hélios alla s'asseoir à sa place habituelle.

— Ils disent... ils disent que je n'ai pas les capacités physiques suffisantes, finit-il par marmonner sans regarder personne.

Au fond, il aurait dû s'y attendre. Son corps était frêle et il avait toujours été parmi les plus petits de sa tranche d'âge. Mais il avait tant travaillé ! Il avait l'impression de connaître la surface presque aussi bien que l'Atlantide. Il savait placer sur la carte presque tous les pays des différents continents. Qui pouvait en dire autant ?

Sélénée haussa les épaules avec pragmatisme.

— Tu trouveras autre chose lors des rattrapages. Ce ne sont pas les métiers qui manquent, ici.

Elle souffla sur sa galette de plancton pour la faire refroidir.

Hélios lui jeta un regard incrédule.

Sa grande sœur avait un an de plus que lui et avait un caractère très différent du sien. Elle avait toujours été une petite sirène bien sage et satisfaite de son sort. Pour elle, l'Atlantide était le plus bel endroit au monde et elle n'avait nul désir de le quitter. Elle suivait une formation de comptable. Ce n'était pas la profession sur laquelle elle avait postulé à l'origine, mais elle lui convenait parfaitement.

— Sélénée a raison. Ce n'est tout de même pas la fin du monde, lui dit son père d'un ton encourageant. Il y a de très nombreuses autres professions dans lesquelles tu ferais des merveilles.

Hélios observa sombrement le contenu de son assiette. Il n'avait pas faim.

— Ne trouvez-vous pas ça triste de vous dire que vous ne respirerez jamais que de l'air conditionné ? se désespéra-t-il. Que vous ne sentirez jamais la chaleur du soleil sur votre peau ? Que vous nagerez seulement dans de petits bassins artificiels ?

Sa mère lui tapota la main.

— C'est un peu triste, bien sûr, mon petit poisson. Mais notre peuple est à l'abri de la folie des humains, bien caché dans les abysses. Nous ne manquons de rien, ici.

Hélios secoua doucement la tête. Sa propre famille ne le comprenait pas.

Autrefois, il y a des milliers d'années, les sirènes et les tritons vivaient à la surface, en bonne cohabitation avec les humains. Les lointains ancêtres d'Hélios étaient libres de parcourir la terre sous leur forme humanoïde ou de nager en pleine mer après s'être transformés. Le jeune triton enviait terriblement la belle vie qu'ils devaient mener. Puis les choses s'étaient gâtées. Si le peuple d'Hélios aimait la paix et l'harmonie, les humains étaient belliqueux et jaloux des connaissances et de la technologie supérieures des tritons. Ils avaient commencé à les attaquer, plus d'une fois, pour les tuer et voler leurs richesses. Les sirènes et tritons n'étaient pas assez nombreux pour pouvoir se défendre. Ils avaient pris la décision de fuir, de s'éloigner du rivage auprès duquel ils n'étaient plus en sécurité. Ils avaient vécu pendant quelques générations sur une grande cité flottante qui avait pris le nom d'Atlantide. Mais les humains continuaient à mener des expéditions contre eux au moyen de bateaux de guerre toujours plus nombreux. Le peuple de la mer avait alors pris une décision radicale. Tous les architectes de la cité s'étaient mis à l'œuvre pour la recouvrir de dômes imperméables et elle s'était enfoncée lentement dans l'eau, toujours plus bas. Ils s'étaient installés si loin de la surface, si en profondeur que les humains avaient enfin fini par oublier leur existence reléguée au rang de mythes et légendes.

Mais la technologie de la surface évoluait également, et même plus rapidement que celle de l'Atlantide. Il y aurait bien un jour où les sondes que les terriens envoyaient toujours plus en profondeur parviendraient à percer les défenses de la cité, quelques soient les efforts des Forces d'intervention Terrestres. Et ce jour-là, les sirènes et tritons se retrouveraient bien obligés de se découvrir. C'était une perspective qui effrayait beaucoup de personnes, mais pas Hélios. Après tout, sirènes et humains n'étaient pas si différents. Peut-être pourraient-ils trouver un moyen de cohabiter à nouveau maintenant que tant d'années s'étaient écoulées. Le petit triton voulait bien le croire ou du moins l'espérer fortement.

— Sais-tu ce que tu devrais faire demain ? suggéra son père d'une voix enjouée. Tu devrais m'accompagner à l'usine de plantation de plancton dans laquelle je suis employé. Je te montrerais en quoi consiste mon travail et celui de mes collègues.

Hélios fit la moue. Le plancton était important, bien sûr. C'était l'une des sources de nourriture principale (sa famille en mangeant d'ailleurs ce soir-là comme tant d'autres). L'alimentation d'une gigantesque cité placée dans un endroit où rien ne pouvait pousser naturellement était une problématique majeure. Mais Hélios avait du mal à trouver ce sujet passionnant. Il voulait obtenir un métier dans lequel il se plairait. Était-ce trop demander ?

— Pourquoi pas ? répondit-il cependant pour ne pas se montrer impoli.

Devant l'insistance de sa mère, il coupa sa galette en deux pour en avaler péniblement une moitié. Il la trouva sans goût. Il espéra que le reste de sa vie n'aurait pas cette même saveur.

Arc en ciel (bxb) [terminée]Where stories live. Discover now