Chapitre 18

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Les deux jeunes gens sursautèrent, comme pris en flagrant délit. Hélios rouvrit les yeux. Maude et Barbara venaient de débarquer sur le pont. 

Grégoire s’était aussitôt éloigné du triton sans lui donner le baiser espéré, comme si c’était lui qui avait été brûlé par son contact. 

Il reprit son air blasé, à un bon mètre de là. 

— Hélios avait un coup de soleil, commenta-t-il en agitant vaguement le tube de crème. 

— Oh, d’accord, dit poliment Barbara. J’espère que ça va mieux. 

Le petit triton attrapa un t-shirt et s’empressa de l’enfiler. 

— Hum… oui, un peu…, répondit-il. 

Il tira sur le bas de son vêtement pour l’ajuster, contrarié par cette apparition. Il avait été si près de percer les défenses de Grégoire ! 

Ils allèrent s’installer sur des banquettes positionnées face à face de l’autre côté du bateau. Grégoire s’empressa de s’installer à côté de Barbara, ne laissant pas d’autre choix à Hélios et Maude que de s’asseoir en face. 

Pendant un moment, ils restèrent silencieux tandis qu'on leur servait de la limonade bien fraîche. 

Hélios faisait tourner son verre entre ses doigts. Il gratta avec ses ongles la buée que la froideur du liquide avait créée. 

Grégoire se comportait bizarrement. Il se dandina un moment, se mordit la lèvre puis se rapprocha soudain encore plus de Barbara. Il lui attrapa délicatement le menton et s'approcha de son visage. 

— Il y a quelque chose que je voudrais faire, si tu le veux bien, dit-il. 

Il s'immobilisa à quelques centimètres et regarda la jeune fille d'un air interrogateur. 

Barbara, cligna des yeux, surprise. L'hésitation passée, elle se jeta dans les bras du jeune homme et le laissa l'embrasser passionnément. 

— Ce n'est pas trop tôt, marmonna Maude sans s'adresser à personne en particulier. 

Elle aborda un petit sourire satisfait. 

De son côté, Hélios avait l'impression d'avoir une boule de métal coincée dans le ventre. Il se sentait malheureux. Terriblement malheureux. Voilà pourquoi Grégoire ne pouvait pas l'embrasser. Parce qu'il était amoureux de Barbara. Il avait été stupide de penser qu'un jeune homme aussi magnifique que Grégoire pourrait s'intéresser à une personne insignifiante comme lui. 

Ses mains se mirent à trembler toutes seules. Il battit des paupières. Il remarqua que Maude s’était levée pour s’éloigner et s’empressa d’en faire de même, soulagé de partir avant de se mettre à pleurer. Il ne comprenait même pas pourquoi il réagissait aussi violemment. Grégoire était presque un inconnu. Il venait à peine de le rencontrer. En quoi sa vie sentimentale le regardait-il ? Le jeune humain était bien libre de tomber amoureux de qui il voulait ! 

Hélios fit à peine attention à ce qu'il dîna ce soir-là. Il n’avait pas faim, pas même de nourriture terrestre. 

Grégoire ne le regarda pas une seule fois. Le moment d’intimité qu’il avait partagé il y a peu avec Hélios semblait n’avoir jamais existé. Barbara était visiblement la seule qui comptait désormais pour lui. 

La jeune fille avait cependant l'air si heureuse que le triton ne parvenait pas à lui en vouloir, malgré la jalousie qui lui tordait les boyaux. Il aurait tant aimé être à sa place dans le cœur de Grégoire ! 

Le petit triton alla se coucher tôt. Il resta allongé sur son petit lit un long moment, fixant le plafond immaculé. Le sommeil le fuyait au milieu de la nuit. Les pensées tournaient en boucle dans son esprit. Il revoyait encore et encore Grégoire embrasser Barbara. Cette vision le rendait malade d'envie. 

Il repoussa son drap et se redressa en grognant. Il transpirait. Il ne se sentait pas bien. Il avait besoin de nager. De penser à autre chose. De redevenir celui qu'il était avant son arrivée ici, même pour un bref instant. 

Il regarda par son hublot. Il faisait nuit. Tous les autres passagers du bateau dormaient. Personne ne le verrait. 

Le triton se leva et fit coulisser la porte de sa cabine le plus doucement possible. Il se mit sur la pointe des pieds pour traverser le couloir et gagner le pont désert. 

Il se délesta de ses vêtements qu’il posa en tas dans un coin. Sa peau nue si pâle semblait briller dans le noir. 

Il s’avança jusqu’au bord et plongea la tête la première. Son corps s'enfonça dans les flots presque sans bruit. Son élan le poussa quelques mètres en profondeur. Puis il agita les bras et la queue pour se propulser en avant. 

La mer salée était toujours aussi chaude après s’être elle aussi gorgée de soleil toute la journée. Elle irrita le coup de soleil d'Hélios qui poussa un gémissement muet. 

Le triton sortit le buste et prit une profonde bouffée d’air. La lune était pleine et éclairait la mer de sa lumière argentée. Le triton replongea aussitôt et nagea suffisamment loin pour que le yacht ne soit plus qu’un minuscule point noir derrière lui. Il était plus prudent de ne pas rester à portée de vue. 

Il extirpa alors ses mains de l’eau et fixa ses doigts palmés, pensif. C'était étrange. Il s'était déjà habitué à avoir des mains humaines, comme si c'était là la forme que la nature lui avait donné. Comme s’il était né sur la surface et non aux fonds des océans. 

Il fit flotter l’extrémité de sa queue et l’agita mollement. Il avait toujours été fier de ses écailles bleues brillantes. Cette nuit-là, elles lui paraissaient ternes et sans attrait. Et elles étaient bien moins pratiques que deux jambes. Vraiment, il était si stupide de se transformer à moitié en poisson à la moindre occasion ! 

"C'est pourtant ce que je suis", songea-t-il avec tristesse. "Un bête poisson mangeur de plancton". 

Il se laissa couler lentement à pic. 

Serait-il toujours un éternel insatisfait, incapable de trouver sa place ? Il en avait bien peur… 

Il descendit si bas qu'il effleura le fonds sous-marin. Il grimaça en sentant des objets immergés qui n'avaient rien à faire au milieu des récifs de corail. Ses yeux de triton adaptés à l'obscurité lui permirent de distinguer un objet rouillé qui ressemblait à une bicyclette, ainsi que de nombreux sacs en plastique. 

"Les humains ne sont pas toujours très propres… Mais Grégoire… Grégoire n'est pas ainsi". 

Hélios regretta aussitôt cette dernière réflexion. Il ne voulait pas penser au jeune homme. Il ne voulait pas penser du tout. 

Il répartit droit devant lui en ondulant le corps. Sa course folle le calma peu à peu. Il ralentit à nouveau. Il ne pouvait de toute façon pas rentrer à la nage en Atlantide. La cité était beaucoup trop loin. Même s'il avait pu trouver un moyen de résister à la pression, il n'aurait pas su où la trouver. Il était perdu tout seul dans un monde étranger qui ne voulait pas de lui. 

Un mouvement attira son attention. De petites formes s'approchaient de lui. C'était un banc de longs poissons argentés qui l'observaient avec curiosité. Sans doute n'avaient-ils jamais vu de triton ou de sirène de toute leur existence, car ils se rassemblèrent autour de lui sans manifester de crainte. 

Hélios avança la main pour caresser l'un des poissons qui se tortilla pour filer vers l'avant. Il le suivit. 

Il nagea au milieu du groupe pendant un long moment. Il se sentait moins seul. Son chagrin en fut un peu adouci. Il se contentait de suivre le mouvement sans réfléchir, virant à droite ou à gauche, montant ou descendant selon les courants. La vie d'un poisson était simple. 

Au bout d'une heure, Hélios remarqua que le banc longeait désormais le yacht. Il soupira. Peut-être fallait-il y voir un signe. 

Il remonta donc sur le bateau tandis que les poissons argentés s'en retournaient au large. 

Arc en ciel (bxb) [terminée]Where stories live. Discover now