III.

150 13 14
                                    

Un, deux, trois, quatre, cinq. Jusque là, c'était facile.

Ponce se laissait hypnotiser par les balles qui dansaient en l'air à un rythme régulier. Il était seul sur scène. Les autres devaient être en train de défaire leurs bagages, d'occuper les lieux, de transformer cette simple place boueuse accordée du bout des doigts par une administration qui les détestait en véritable foyer. En règle générale, il adorait ce moment. Découvrir ses nouvelles habitudes, son nouveau lieu de vie.

Pas aujourd'hui. Pas ici. Pas dans la ville aux cent centres comme elle avait été surnommée au sein de la communauté altérante. Il savait très bien qu'ils n'avaient pas le choix, qu'un mois passé ici pouvait leur apporter assez d'argent pour survivre pendant une année. Pourtant, il aurait presque préféré mourir de faim sur la route qu'entendre en permanence le cliquetis des mécanismes qui avaient bercé ses heures de torture.

Zéro.

Il avait perdu sa concentration. Sa main droite l'avait trahi. Il l'observa, elle reflétait la lumière tamisée des quelques projecteurs qu'il avait allumés. Le mécanisme semblait le narguer. Il lui rappelait en permanence qu'il avait beau détester cette société, elle l'avait façonné, elle s'était même trouvé une place dans sa chair.

— J'étais sûr que tu serais là. Encore en train d'essayer d'être un jongleur digne de ce nom.

ZeratoR se tenait dans l'entrée, un sourire sur les lèvres.

— Merci d'avoir calmé Riv...

— J'ai beau haïr la situation autant que lui... c'était pas le moment.

Ponce jeta un regard aux balles étalées par terre.

— Sympa en tout cas ton discours, plaisanta-t-il. Toujours aussi doué pour rendre l'atmosphère encore plus étouffante.

— Ouais... reconnut ZeratoR. C'est jamais amusant de devoir jouer les papas poules, mais je veux leur faire comprendre qu'ici on risque vraiment gros.

— Je t'avais jamais vu aussi inquiet... Ça va ?

ZeratoR s'avança vers lui. Ponce s'attendait à ce qu'il lui prenne la main, comme il le faisait souvent lorsqu'il cherchait du réconfort. Ce ne fut pas le cas.

— Horty va aller en zone interdite pour retrouver sa copine, c'est sûr. C'est qu'une gosse...

— On l'a prévenue. Elle est pas toute seule. Je suis sûr que ça va aller.

— J'espère...

ZeratoR soupira en passant une main dans ses cheveux avant de changer de sujet.

— Ma proposition tient toujours. Si tu veux quitter la troupe un moment, on peut se débrouiller, annonça-t-il.

Ponce admirait ZeratoR. L'homme faisait tout pour que tout le monde trouve sa place au sein de la Twitch et il savait être à l'écoute. Il récupéra la balle qu'on lui tendait et se baissa pour ramasser les autres.

Quitter la ville, retourner à l'air libre. C'était le rêve. Mais c'était un rêve coûteux. S'il partait, il condamnait le reste de la troupe à rester ici plus longtemps pour financer son exil. Hors de question. Surtout qu'il ne pouvait s'empêcher de penser que c'était un privilège qui lui était accordé.

— Je suis pas le seul à vouloir me barrer, remarqua-t-il. Tu vas vite te retrouver sans troupe si tu nous laisses tous fuir.

— Je pourrais toujours faire un one-man-show, j'ai de super blagues.

Le duo échangea un regard et Ponce explosa de rire devant la mine sérieuse de son compagnon.

— Je vois déjà l'affiche : l'altérant le plus hilarant du pays. Vous savez ce qui est marrant quand on est altérant, rien.

L'imitation de Ponce fit sourire ZeratoR qui se rapprocha. Il lui saisit la main alors qu'il s'apprêtait à relancer ses balles de sable. Il le sentit aussitôt se détendre sous ses doigts.

— Je suis sérieux, Ponpon. Si c'est trop dur pour toi, on peut trouver une solution. T'es pas obligé de tout subir en silence.

Ponce le serra contre lui.

— C'est trop gentil. Mais ça va aller. Il faut juste que je résiste à l'envie de cramer la ville, et ça sera bon.

ZeratoR eut un petit rire.

— C'est plus à Baghera de faire ce genre de chose...

— Je vais lui proposer un numéro à deux. Avec un joli bouquet final pour faire exploser le palais royal.

Le rire de ZeratoR retentit de plus belle.

— J'ai peur de pas pouvoir valider ce numéro.

— Tu vois, c'est ça le problème. Tu brides toujours mon imagination ! Comment tu veux que je m'épanouisse ?

— En évitant de mettre le feu à une ville ?

— Mouais... je vais y réfléchir.

ZeratoR s'éloigna de lui avec un sourire.

— Si t'es sûr que ça va, je vais te laisser répéter tranquillement. Le repas devrait pas tarder à être prêt.

— Ça marche... merci.

— Me remercie pas pour ça. C'est le strict minimum. Et malgré ce que tu sembles penser, j'aurais fait la même chose pour n'importe qui. Désolé de te décevoir, mais coucher avec moi ça fait pas de toi un privilégié...

— Ah... bon... je vais peut-être arrêter alors.

— Comme si tu pouvais me résister, lança le meneur en tournant les talons.

Il s'éloigna sous le regard du jongleur qui admira un moment les reflets de la lumière dans ses cheveux bruns.

— Au fait, l'interpella-t-il alors qu'il allait sortir.

— Oui ?

— Comment tu fais pour être aussi calme ? Comment tu fais pour... leur pardonner ?

ZeratoR eut un rire froid. C'était si rare que pendant un instant Ponce se demanda si ce n'était pas l'Autre qui était de sortie. Il se reprit. Il n'avait pas une irrésistible envie de serrer l'homme contre lui. C'était bien le meneur.

— Tu crois que je leur ai pardonné quoi que ce soit ? Je me souviens de tout, et crois-moi que cramer la ville c'est une idée qui me plaît un peu trop pour que j'y pense trop longtemps.

— Si t'avais l'occasion de te venger sans conséquence, tu le ferais ?

Ponce n'avait pas besoin de voir le regard de ZeratoR pour le lire. La réponse était oui. Un oui franc et plein de rage.

— Ça sert à rien de parler de chimères, rate pas le repas.

L'homme releva ses lunettes pour lui adresser un clin d'œil et disparut.

Ponce resta pensif. Il savait que nombre d'autres personnes partageaient sa haine du royaume et de cette ville en particulier, qui concentrait tous les problèmes de l'État. Rivenzi en tête. Mais tous les membres de la troupe avaient leurs secrets. Leurs souffrances, leurs haines, les actions qu'ils avaient faites et dont ils n'étaient pas fiers. On respectait le silence des autres parce qu'on savait que dessous se cachait cette douleur qui les liait tous.

Il se remit au travail.

Un, deux, trois, quatre, cinq.

Et en observant cette danse si bien réglée, il pensait à cette ville.

Il tenta de changer le rythme de jonglage. Quelque chose sur lequel il travaillait depuis plusieurs mois.

Quatre, trois, deux, un.

Il resta pensif en regardant la seule balle qu'il avait sauvée reposer mollement au creux de sa main métallique.

Parfois un détail pouvait tout dérégler... Un grain de sable.

La Troupe des DamnésWhere stories live. Discover now