LI.

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 — Bon, j'ai l'impression de t'avoir laissé assez de temps pour m'expliquer ce qui se passait, mais t'as pas l'air décidé. Alors, tu vas me dire c'est quoi le problème ?

Antoine détourna les yeux devant le regard inquisiteur d'Ultia. Ils venaient de finir de déjeuner et s'apprêtaient à retourner à leurs postes. Il aurait pu utiliser cette excuse pour éviter la discussion qu'il s'était promis d'avoir il y a quelques jours déjà.

Il sentait que sa petite-amie n'apprécierait pas la tentative de fuite et qu'elle avait besoin de réponses tout de suite. S'il ne voulait pas la perdre, il fallait qu'il fasse preuve de courage. Il jeta un regard autour d'eux, quelques retardataires finissaient tranquillement de manger.

Ses yeux s'arrêtèrent notamment sur Étoiles et ZeratoR installés à l'une des rares tables qui avaient commencé à voir le jour.

— Alors ? insista Ultia.

— Viens, on va dans un coin plus tranquille.

— C'est pas trop tôt. Suis-moi.

La dresseuse se glissa entre les arbres. Ils avaient établi ce nouveau campement la veille, mais elle en connaissait déjà tous les recoins.

— Personne viendra nous faire chier ici. Alors ?

Antoine joua machinalement avec ses doigts métalliques. Il aurait bien aimé avoir une petite cigarette pour se donner contenance et décompresser. Il avait été obligé d'arrêter un peu brutalement depuis leur fuite précipitée, ce qui n'améliorait pas les choses.

— Tu vois, il y a quelques jours, quand Baghera a parlé de comment embrassait Étoiles ?

— Oui, je vois très bien, oui.

Antoine sentit dans la voyelle longue qu'il s'aventurait en terrain dangereux. Tant pis. Il était trop tard, il savait que garder ça secret risquait d'être encore plus problématique.

— Eh bien... Dans l'après-midi, j'ai embrassé Étoiles.

— T'as embrassé Étoiles ?

— Enfin, c'est plutôt lui qui m'a embrassé pour être honnête.

— Donc t'as pas répondu à son baiser ?

— Euh... si.

— Ah, pendant un moment j'ai cru que t'allais me dire que ton ex te harcelait, mais non, t'étais bien consentant.

— C'est pas moi qu'ait commencé...

Le regard d'Ultia lui fit aussitôt regretter sa tentative de défense bancale. Il aurait mieux fait de simplement laisser l'orage passer.

— Mais je l'ai pas repoussé, c'est vrai, ajouta-t-il rapidement. Je voulais t'en parler plus tôt, c'est juste que...

— T'osais pas.

Antoine ne répondit rien. Ultia le connaissait dans ses forces comme dans ses failles. Enfin, surtout dans ses failles. Elle savait à quel point il appréhendait les conflits. Elle savait à quel point l'abandon d'Étoiles l'avait forgé dans sa peur panique d'être de nouveau laissé seul.

Elle soupira.

— Tu m'en veux ? demanda-t-il.

— Je sais pas trop. Quand on s'est mis ensemble, je sentais bien que tu tenais encore à lui, même s'il t'avait trahi et que tu savais pas si tu pouvais lui faire confiance. Je suis passée outre parce qu'on avait besoin l'un de l'autre. Mais j'ai l'impression que t'as jamais vraiment accepté ça.

— Accepté quoi ?

— Accepté le fait que tu m'avais aussi aidée. Que sans toi, j'aurais eu plus de mal à me tenir éloignée de l'alcool. J'aurais mis plus de temps à panser mes blessures. Peut-être même que je les aurais jamais vraiment pansées. Enfin bref, qu'on est deux dans ce couple. Et que je t'aime aussi.

La réponse d'Ultia fit vibrer quelque chose en Antoine. Il se rendait compte qu'elle avait raison. Depuis le début, il s'était plus ou moins persuadé qu'il avait besoin d'elle et qu'elle pouvait se passer de lui. Qu'elle lui faisait une fleur en restant à ses côtés. Il vivait dans la peur qu'elle le quitte et qu'il se retrouve seul, sans imaginer une seconde qu'elle pensait la même chose de son côté. Parce qu'après tout, c'était lui qu'on abandonnait, normalement. Pas le contraire.

Est-ce que c'était pour ça qu'il était incapable de repousser Étoiles alors même qu'il savait ce que cela risquait d'entraîner ? Parce qu'il avait peur de se retrouver seul ? Parce qu'il voulait qu'on l'aime ?

— La question c'est : est-ce que tu l'aimes encore ? Est-ce que tu veux retourner avec lui ?

— Quoi ? Non !

— Antoine, si tu l'aimes et que tu restes avec moi, seulement par habitude...

— Pourquoi tu dis ça ? Jamais je resterai avec toi seulement par habitude ! Je t'aime !

— Alors dans ce cas... est-ce que tu nous aimes tous les deux ? Est-ce que tu veux qu'on réfléchisse à un arrangement ? À quelque chose qui nous irait ? Je sais que là-haut, le couple c'est un peu la seule relation acceptable qui existe, mais je peux te dire qu'ici on peut faire preuve de plus d'imagination.

Antoine le savait très bien. Il avait vu des couples, des trouples, des relations ouvertes et à peu près tout ce qu'il était possible de créer en termes de relations amoureuses pendant son séjour en bas. Mais est-ce que c'était ça qu'il voulait ? Alterner entre les lits d'Étoiles et d'Ultia ? Alors même qu'il était incapable de trouver sa place au sein d'une relation à deux ?

Est-ce qu'il voulait vraiment retourner dans les bras du prince déchu ? Lui voler un baiser quand l'occasion se présentait, c'était simple, ça n'engageait à rien. Reprendre quelque chose de plus sérieux avec lui ? Était-ce seulement possible ? Après tout ce qu'ils avaient vécu.

Il avait aimé Rayenne. Aucun doute là-dessus. Il l'avait aimé au point de finir en camp pour lui. Puis il l'avait haï. Haï parce qu'il s'était retrouvé seul et qu'il l'avait tenu responsable de cette solitude. La haine avait fini par laisser place à autre chose. Un sentiment plus doux. Une certaine nostalgie. Il tenait encore à lui. Peut-être qu'il l'aimait toujours. Pas de cet amour fou qui faisait battre son cœur trop vite et lui donnait envie de passer chaque seconde en sa compagnie.

Autre chose. Quelque chose de plus profond. Quelque chose qui les liait différemment. Personne ne pourrait comprendre ce qu'ils avaient vécu là-haut. Personne ne pourrait comprendre ce que ça faisait de tomber de là-haut. Il pourrait en parler des heures à Ultia inutilement. Et au fond, il n'en avait même pas envie. Ça ne lui appartenait pas. C'était quelque chose entre Étoiles et lui.

Mais c'était du passé. Si les choses s'étaient produites autrement. S'il n'y avait pas eu cette tentative de fuite. S'il n'y avait pas eu son arrestation, peut-être qu'il serait au chevet d'Étoiles en ce moment précis. Peut-être qu'il serait aussi amoureux qu'il l'avait été un jour. Peut-être aussi qu'ils se seraient déchirés autrement. De toute façon, ce n'était pas arrivé.

Il avait été en camp, il avait rencontré Ultia, ils avaient combattu leurs démons ensemble et aujourd'hui c'était à elle qu'il pensait quand il pensait à son avenir.

— Antoine ?

Il se demanda combien de temps il était resté là sans rien dire alors que la tempête faisait rage sous son crâne et se pencha pour embrasser longuement la femme qu'il aimait.

— Je suis désolé, souffla-t-il. C'est toi que j'aime. C'est avec toi que je veux affronter le monde. Je vais pas oublier ce que j'ai vécu avec lui. Et j'espère qu'on pourra au moins redevenir amis et qu'il restera dans ma vie. Mais j'ai été con. Le plus important, c'est nous.

La Troupe des DamnésWhere stories live. Discover now