VIII.

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 Florence savait qu'elle n'aurait pas dû se balader seule à cette heure-ci. En réalité, elle n'avait pas le droit de se promener seule du tout. Mais il lui arrivait de profiter des ombres nocturnes pour se glisser discrètement entre les barreaux de sa cage dorée.

Elle ne comprenait même pas ce qu'elle risquait là-haut. Toutes les entrées étaient contrôlées et le nombre de gardes était supérieur au nombre d'habitants des quartiers nobles. Le danger se trouvait une dizaine de mètres plus bas. Ici, elle était en sécurité.

Habituellement très respectueuse des règles, ces errances informelles étaient bien la seule incartade qu'elle s'autorisait. Une incartade qu'on ne pouvait pas vraiment lui reprocher. Si elle choisissait de se risquer seule sur les chemins de traverse de l'île de sa famille, c'était à ses propres risques.

Les yeux levés vers le ciel, elle admirait le ballet des deux lunes qui s'étaient donné la peine de se lever. Au moins, elles se tenaient compagnie là-haut. Leurs lumières verte et bleue se mêlaient dans un magnifique turquoise.

La voûte céleste l'apaisait.

Elle détestait les bals. Et ici il n'y avait que ça. Au moins dans son ancienne ville que beaucoup qualifiaient de « ville de ploucs » on savait s'amuser autrement. Elle se souvenait avec un sourire des notes basses qui faisaient trembler le sol sous ses pas. Cela ne suffisait pas à faire d'elle une danseuse exceptionnelle, mais elle ne prétendait de toute façon pas à ce titre. Tout ce qu'elle voulait c'était pouvoir profiter de la fête avec les autres.

Elle ne doutait pas que les violons et le piano avaient de bons côtés. Malheureusement, pour elle, ce n'était que d'étranges objets sur lesquels les musiciens s'acharnaient.

Elle avait depuis longtemps abandonné l'idée de pouvoir prendre part aux chorégraphies recherchées que toute la noblesse maîtrisait. Si elle avait pu s'occuper autrement, elle aurait fait une croix dessus sans trop de regrets. Seulement, là encore, les choses n'étaient pas si simples.

Pour commencer, en dehors de Rayenne, personne n'avait fait l'effort d'apprendre sa langue. À son arrivée, il y avait bien eu une vague de bonne volonté apparente qui avait déferlé sur ce petit monde. Toutes ces belles gens avaient appris à se présenter et quelques bases.

L'engouement n'avait pas duré. Comme toutes les modes qui avaient cours là-haut, la langue des signes avait été oubliée aussi rapidement qu'elle avait été apprise. D'autant plus qu'ils avaient compris qu'elle pouvait se débrouiller en lisant sur les lèvres donc finalement, cette histoire de langue des signes n'était pas vraiment nécessaire. Elle arrivait très bien à vivre sans.

Ils n'imaginaient pas une seconde les efforts qu'il lui fallait déployer pour suivre une conversation. Surtout lorsque ses interlocuteurs oubliaient volontiers sa particularité et finissaient leurs phrases en lui tournant le dos. Combien de fois n'avait-elle pas rêvé de faire une scène pour leur expliquer que leur comportement était d'un égoïsme sans nom.

Combien de fois avait-elle souri à la place. C'était là le seul visage que la colère pouvait prendre. C'était d'ailleurs le seul visage qui était admis.

Vous êtes heureux ? Souriez. Vous êtes triste ? Souriez. Vous êtes en colère ? Souriez. Vous êtes déçu ? Souriez. Vous avez mal ? Souriez.

Ne rien montrer d'autre que le sourire. Pas la moindre trace de faiblesse. À personne. Jamais.

Ici, au moins, les constellations lui offraient un visage froid et ne demandaient rien en retour que d'être admirées.

Et puis, le pire. Pire que la mise à l'écart. Pire que les discussions inaudibles. Pire que ce sourire éternel. On l'obligeait à utiliser sa voix.

La Troupe des DamnésWhere stories live. Discover now