46. Entier.

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15 février 2020.

Par la fenêtre, Asha regarde la rue qui grouille à ses pieds. L'agitation de la ville italienne est déjà palpable alors que les premiers rayons du soleil se glissent timidement à travers les nuages blancs. Et la brune fixe cette vitre, qui sur fond de ciel voilé, lui renvoie son reflet.

Ces cernes témoignant de son insomnie de la nuit dernière. Ces cheveux en bataille trahissant son manque d'envie. Ce bras en écharpe, stigmate de son échec. Et ce pull qu'elle ne lâche plus même s'il ne porte plus l'odeur de la réconfortante sécurité qu'elle aime tant.

Elle frissonne et cherche un peu plus de chaleur dans ses vêtements amples. Son regard glisse sur sa tenue et se pose sur ses pieds emmitouflés dans d'épaisses chaussettes. Qu'est-ce qu'elle aime cette sensation de chaleur qui se répand dans tout son corps. Celle-là même qui naît au creux de son ventre lorsqu'elle est auprès de Pierre et qui chamboule son cœur et son esprit dès que leurs peaux se frôlent.

Asha maltraite sa lèvre inférieure dans laquelle ses dents trouvent systématiquement refuge aussitôt qu'elle pense à leurs retrouvailles alors que le pilote est parti dévoiler la livrée pour la nouvelle saison. Et depuis lors, elle ne fait que penser à la manière dont elle va lui annoncer cet ultimatum qui ne fait que la déchirer et qui est le sujet d'une bataille insoutenable entre sa raison et son cœur.

Elle est tiraillée, partagée entre l'envie de le voir rentrer le plus vite possible et le souhait qu'elle reste là, coupée du monde pour l'éternité avec des rêves qui semblent encore à sa portée, ou du moins, qui ne sont pas à jamais enterrés.

Elle a en tête la bienveillance du pilote qui lui a annoncé, alors qu'il ne quittait pas son chevet après son opération, qu'il avait prévu de regagner Milan en voiture et qu'il pouvait donc l'emmener avec lui pour quelques jours. La jeune femme a bien conscience que ce n'était qu'un vaste mensonge monté de toutes pièces pour éviter qu'elle ne refuse son invitation, compliquée à honorer avec son bras cassé et ses angoisses répétées.

Et ceci ajouté à la patience du normand et aux bons moments qu'ils ont partagés ces derniers jours ne font que rendre cette situation encore plus irrespirable.

Et toute la musique classique qu'elle passe en boucle ne parvient pas à l'apaiser. Asha a besoin de jouer. D'être la compositrice de sa propre vie. Mais avec ses blessures, les récentes comme les plus anciennes, les physiques comme les plus profondes, tout semble un peu plus compliqué.

Le crépitement du vinyle se fait entendre, annonçant la prochaine chanson. Elle a délaissé la harpe pour écouter ce disque qu'elle affectionne tant. Le meilleur de tous les temps. Un récit de vie dans lequel elle a impression de se retrouver à chaque morceau.

Et particulièrement dans celui-là, dont la douce mélodie s'insinue dans son esprit.

"No one knows what it's like
To be the bad man
To be the sad man
Behind blue eyes "

"No one knows what its like
To feel these feelings
Like I do"

"No one knows what its like
To be mistreated, to be defeated
Behind blue eyes
And no one know how to say
That they're sorry and don't worry"

Mais les paroles s'envolent bien vite, laissant ses pensées tout aussi tourmentées. Les mélodies se succèdent et le disque tourne dans le vide créant un léger grésillement, un murmure doux et régulier, qui se mêle au silence de la pièce. Des craquements intempestifs renforcent cette atmosphère nostalgique du vinyle trop écouté et de cette parenthèse enchantée sur le point de s'achever. Asha se concentre sur ce son apaisant, presque hypnotique, chaque crépitement la plongeant un peu plus dans sa contemplation et sa réflexion.

REMÈDE - PIERRE GASLYWhere stories live. Discover now