Chapitre 1

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LUKE

Trois ans. Trois ans aujourd'hui que ma mère a perdu la bataille contre le cancer. D'aussi loin que je m'en souvienne, ça a toujours été nous deux contre le reste du monde. Jacindia était un petit bout de femme extraordinaire. Elle m'a élevé seule, supportant un enfant hyperactif, un adolescent rebelle puis un jeune homme drogué. Elle a eu tellement de courage, à sa place j'aurais abandonné depuis longtemps. Mais ma mère m'aimait et ça faisait toute la différence.

Je n'ai jamais connu mon père. Un connard pervers qui a forcé ma mère un soir de beuverie. Oui, je suis un enfant issu d'un viol. Et je peux vous dire que ce n'est pas un élément que j'aurais voulu savoir dès quatorze ans. Néanmoins, maman voulait me mettre au courant pour que la vérité – aussi douloureuse fut-elle – me soit révélée au plus tôt. Un soir, elle m'a pris entre quatre yeux, et m'a annoncé que mon père n'était pas un homme bien. Elle m'a avoué qu'à une soirée étudiante, il l'avait charmée, puis amenée dans une chambre. Lorsqu'elle avait refusé d'aller plus loin, il ne l'avait pas écouté. Sans aucun moyen de s'enfuir, effrayée par cet homme, elle s'est laissée manipuler telle une poupée de chiffon. Elle n'a pas porté plainte, ma mère n'étant pas issue des sphères aisées de Floride, elle n'avait aucune chance de faire entendre sa voix, alors elle s'est tue. Quand elle a découvert l'existence d'un petit être grandissant en elle, sa vie a pris un autre tournant : pour ma mère, j'étais le signe que malgré la noirceur de l'être humain, la lumière n'était jamais loin.

Aujourd'hui, j'ai digéré ses confidences, et d'un côté, je comprends qu'elle ait voulu m'en parler. Néanmoins, pendant mon adolescence, je n'avais pas le même ressenti. Je me posais la même foutue question chaque jour : est-ce qu'elle m'aime alors que je suis le fruit de son traumatisme ?

Elle avait beau me répéter que son cœur était tout à moi, je n'arrivais pas à la croire pleinement. Je ne ressentais que cette culpabilité, d'être le miroir de la plus grande souffrance de ma mère. De tels tourments à l'adolescence m'ont fait prendre de mauvaises décisions. Je me suis entouré de personnes douteuses, j'ai connu l'alcool, puis la coke et j'ai sombré dans un monde si obscur que je n'arrivais plus à trouver la porte de sortie.

À 18 ans, j'étais dopé presque 24 heures sur 24. L'effet puissant de la drogue me donnait l'impression d'être un surhomme. Je n'avais pas de travail ni de diplôme et je passais ma vie à baiser avec des filles aussi clean que moi dans le studio d'un ami. Je flottais dans un brouillard perpétuel. Ma mère continuait à me soutenir financièrement alors qu'elle avait à peine de l'argent pour elle, mais je dépensais la totalité dans l'alcool et les stupéfiants.

Ouais, j'étais un connard.

Je me détruisais, et je n'en avais pas conscience. Toutes ces fêtes, ces corps transpirants, ces peaux chaudes, plus rien d'autre n'avait d'importance. Je flottais dans un nuage perpétuel de poudre blanche. Avec le recul, je me rends bien compte de mon comportement irresponsable, même dangereux. J'aurais pu mourir des milliers de fois ; overdose, chute, ou même par un coup de couteau vu la population qui fréquentait le studio de mon ami-dealer. Je voyais peu ma mère, je fuyais le domicile familial.

Et puis, j'ai eu cet appel des urgences. « Votre mère est hospitalisée, nous avons trouvé un mélanome dans ses bronches ». Elle allait mourir. Ce jour-là, la descente fut difficile. J'étais encore à poil, dans le canapé de mon pote, avec une paire de fesses féminine dans la main droite. Et pourtant, je n'étais plus dans mon corps, mon esprit faisait une chute libre dans un gouffre aussi profond que la fosse Marianne.

Ma mère.

Cancer.

Je me suis précipité à l'hôpital, le jean encore à moitié ouvert, les yeux rouges, le nez encore teinté de poudre blanche.

Lune de sangWhere stories live. Discover now