Chapitre 27

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SÉLÉNÉ

Je l'observe quitter le domaine à bord d'un taxi à travers la vitre de la salle de musique. Je me suis réfugiée ici en imaginant que le piano m'aiderait à me calmer. Malheureusement, je n'ai pensé qu'à Luke, et ce que nous avons fait dans cette pièce il y a quelques jours.

Je continue d'examiner la voiture qui s'éloigne sur la route principale, loin de moi. Est-ce qu'il va rendre visite à Elisa ? Est-ce que je l'ai poussé dans ses bras ?

La main sur le vitrail en forme de rosace, je commence réellement à regretter mes accusations de ce matin. C'est vrai que j'ai été injuste, mais comment lui dire que je suis ignorante sur le plan amoureux. Je n'ai ni expérience ni comparaison. Et lorsque j'ai découvert cette carte dans la poche de son manteau, j'ai ressenti un déchirement dans la poitrine, comme si on m'enfonçait un couteau dans le cœur, puis qu'on le scindait en deux : la jalousie. Voilà un nouveau sentiment que je ne pensais jamais endurer. Une première fois, encore.

J'étais si naïve pendant des années, cloisonnée dans cette maison loin de la population et des peines de cœur. La preuve, j'ai même offert mon amitié à une femme qui m'a délibérément dissimulé la disparition de mes parents. Alors, comment faire confiance à un presque inconnu ? Ce matin, j'aurais voulu lui dire que j'avais foi en lui, mais qu'il me fallait plus que ça. Je veux connaître toute son histoire, ses souffrances, ses moments de joie. En fait que l'on partage nos vies, après tout ce n'est pas un grand sacrifice.

Il m'aide et j'aimerais lui rendre ce service. Luke pense beaucoup aux autres, mais s'évertue à ignorer ce qui brûle à l'intérieur de lui et je crains qu'un jour il explose au détriment des gens qui l'entourent. Moi en premier plan. Voilà, c'est ça qui m'effraye. Que Luke disparaisse au profit d'une autre personne sans que je sache si ce remplacement sera bénéfique ou nocif.

Il y a de quoi se sentir démunie. Quand nous n'avons aucun pouvoir sur la transformation d'un être qui vous importe.

J'ai l'impression de revenir en arrière, il y a un peu plus d'un mois quand je me sentais inutile. Et c'est difficile de régresser alors que j'étais en train de devenir quelqu'un, un réel être humain. Pas une poupée de cire.

Toujours accolée à la rosace, je tente un regard vers le ciel gris, l'orage gronde. Je soupire, admirant une dernière fois les nuages et rejoins mon instrument de prédilection : le piano.

J'ai besoin d'extérioriser à travers la musique le mal-être qui m'habite.

***

J'ai passé la moitié de la journée dans la même pièce, je n'ai pas eu envie de lire, seulement jouer encore et encore. J'en ai les doigts rougis à forcer d'appuyer férocement sur les touches. Je risque d'être contractée quelques jours. Tania m'a apporté discrètement un plateau-repas sans sortir le moindre son, et pour une fois je lui en suis reconnaissante. Je ne voulais pas discuter, juste m'enfermer dans la musique.

Le soir est tombé et les nuages me cachent la lune. Je quitte enfin mon refuge d'un jour pour me sustenter. Je ramène le plateau maintenant vide jusque dans la salle à manger, je constate que la table est déjà mise, mais je ne ressens que l'absence de Luke.

Il n'est toujours pas revenu ? Je suis soudain inquiète, avec les menaces dont il a été victime puis cette chute dans les bois, j'ai peur qu'il lui soit arrivé quelque chose.

Je dévore la soupe et me gave de petits pains, cela me convient. Je m'essuie le coin de la bouche, et préviens Tania – présente dans la cuisine – que je vais me promener dans le parc.

Même si le temps est maussade, il ne pleut pas alors autant en tirer avantage. Cela fait un moment que je ne suis pas baladée côté sud, là où se trouve le lac. Je me souviens très bien avoir souvent supplié mes parents de m'apprendre à nager, car cette étendue d'eau me donnait très envie de me baigner. Je sais que petite, j'ai pu barboter un peu au bord. Et il m'est arrivée d'y tremper les pieds lors de soirées estivales. Cependant, je n'ai jamais pu sentir l'eau calme autour de mon corps. Mes parents ont toujours décrété que le lac naturel était trop dangereux, et que personne ne savait si la profondeur pouvait masquer un puits avec des goulots étroits. Je n'ai pas insisté, je ne désirais pas mourir dans les abysses de cette eau douce.

J'ai déjà aperçu des randonneurs admirer le lac depuis le chemin qui monte jusqu'au sommet de la colline située derrière le manoir. Tania me racontait que la famille avait autorisé l'accès au public, apparemment la vue tout en haut était magnifique. Encore une chose que je n'ai jamais connue. La nuit, il est ardu d'entreprendre l'ascension, surtout avec un sol aussi pierreux que celui du Colorado. Quand je repense à ces visiteurs, je réalise que je n'en ai pas revu depuis au moins quatre ans. Une coïncidence qui me ramène à la disparition de mes parents. Est-ce une corrélation illusoire ? Ou est-ce que tous ces évènements sont reliés ?

Malgré le jean et le pull en laine que je porte, des frissons remontent le long de mes bras, la température baisse drastiquement dès que le soleil se couche. Je me balade aux abords du lac, traînant l'allure pour profiter au maximum du paysage. Bien que l'obscurité emplisse les lieux, quelques lampions à LED sont plantés dans le sol pour illuminer cette partie du domaine. Je jette un œil à la surface de l'eau, calme, pas une seule variation, je crois d'ailleurs que je ne l'ai jamais vue agitée.

Je m'approche du ponton en bois qui s'étend jusqu'au milieu du bassin naturel. Les planches craquent sous mon poids m'indiquant la vieillesse de celui-ci. Si Tania me voyait, elle me demanderait de m'éloigner, avec la peur au ventre que le bois s'effondre. J'en ricane presque. Je continue ma progression et me laisse happer par la forêt en face de moi, par le clapotis discret de l'eau sur les poteaux humides de la plate-forme. Cette nature enchanteresse m'émeut chaque jour un peu plus. Soudain un rayon illumine la surface du lac, je relève alors les yeux pour saluer mon amie fidèle, la lune.

A cet instant, je ne suis plus Séléné, je me confonds dans les arbres, je me mélange à l'herbe verte, je m'envole dans les étoiles. Je suis un souffle de vie qui ne fait qu'un avec la nature. Une sensation dont je ne me lasserai jamais.

Le froid me rappelle à moi, et je quitte à regret le ponton pour retrouver la chaleur de la maison. En passant devant l'habitation des intendants, je remarque la lumière dans le salon, et imagine Tania retrouver son mari.

Je m'arrête une seconde à l'orée des bois, repensant à Luke et à l'atroce façon dont je l'ai traité ce matin. Moi aussi je veux rentrer et me blottir dans les bras de l'homme que j'aime.

Je l'aime.

Ça me heurte comme un uppercut. Je suis amoureuse de mon infirmier. Il faut que je lui dise, hâtivement, pensé-je en m'apprêtant à le rejoindre. Un bruissement soudain derrière moi me fait sursauter. Je me tourne vers les conifères touffus en plissant les yeux, mais ne distingue rien dans cette obscurité.

Est-ce un animal ? Un écureuil, peut-être, ou quelque chose de plus imposant ? Je reste ici quelques minutes scannant les environs, je ne m'approche pas pour autant. Je ne suis pas téméraire au point de m'aventurer en pleine nuit dans la forêt.

Le silence est revenu, j'ai dû rêver.

Au moment où je reprends la marche vers le manoir, une bourrasque soulève mes cheveux brutalement et je perçois un murmure.

« Reviens-moi »

— Luke ? demandé-je dans le vide.

Je n'obtiens aucune réponse. La respiration sifflante, je ne m'attarde à cet endroit, et file vers la porte de service. C'est lorsque je pénètre dans le couloir rassurant et éclairé du manoir que j'en prends conscience d'une chose importante : la voix ne m'était pas totalement inconnue.

C'est la première fois que je ressens cette peur viscérale au creux de mon ventre. J'y appose ma main pour tenter de calmer cette nouvelle tension.

Et si là dehors, quelqu'un voulait du mal à la famille Jasper ? Suis-je en danger ?

La panique prend l'ascendant sur le reste, et je cours comme une folle jusqu'au premier étage. La course effrénée me coupe presque la respiration lorsque j'arrive devant la porte de ma chambre. Je l'ouvre sans prendre la peine d'allumer la pièce, et ce que j'y découvre me fait louper un battement de cœur.

Une silhouette penchée sur la fenêtre – à l'exact emplacement où je me trouvais ce matin –, regarde l'extérieur. Au cri étranglé que je prononce, il se tourne vers moi.

— C'est toi, annoncé-je la respiration encore haletante.

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Mais qui est-ce donc ?

Lune de sangWhere stories live. Discover now