Chapitre 14

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LUKE

Ils m'ont chauffé les intendants ce soir. Pour qui se prennent-ils pour me juger ? Je ne suis pas un putain de gosse qui vient de voler un bijou. Même si Séléné est ce qui s'apparente le plus à un joyau, elle n'est pas un objet que l'on conserve sous une cloche.

Bien sûr, ce soir j'ai bien remarqué à son air renfrogné que quelque chose n'allait pas. Elle était si enjouée dans le bar, et puis la seconde suivante elle s'est renfermée. Et je pense qu'Elisa n'est pas étrangère à ce changement soudain d'humeur. Est-ce que Séléné serait jalouse de cette femme ? Certes, elle est jolie à regarder, mais tout de même, elle ne surpasse pas la beauté lunaire de ma patiente. Elle en est loin.

Ne prends pas ce chemin, Luke.

De toute façon, mes ardeurs ont tout de suite été calmées par la colère flagrante de Séléné sur la route du retour, puis par le couple qui nous attendait de pied ferme.

Je ne voulais pas que Séléné assiste à mon renvoi, alors pour une fois j'ai été dans le sens de Tania. Je me souviens parfaitement de la douleur dans ses yeux, après avoir acquiescé aux propos de l'intendante. Ce n'était pas mon intention, je ne souhaite pas lui infliger une telle souffrance ; se sentir manipulé à la guise de chacun est la pire des sensations.

Lorsque j'étais sous influence de la cocaïne, j'ai accepté beaucoup de choses, bien trop. Parfois, j'ai des flashs clairs qui me reviennent, d'autres ce ne sont que des bribes que ma mémoire essaye d'analyser.

Entre les vols à répétition, et la prostitution pour obtenir ma dose, je ne suis pas très friand de replonger dans ce genre de souvenirs, quand bien même sont-ils brumeux. Cette période sombre de mon existence est derrière moi et je tiens à ce qu'elle le reste.

À l'époque ma mère avait tout essayé pour me faire décrocher, même à me payer des séances de psy où je n'allais jamais. J'étais un fils ingrat.

Pendant qu'elle s'évertuait à me sauver, en sacrifiant le peu d'argent que nous avions, je passais mes journées complètement défoncé, à faire la fête, à sucer pour avoir ne serait-ce que quelques grammes de ma drogue. Et j'en ai vu des queues. Je n'avais aucun scrupule, j'ai d'ailleurs proposé à un pote de me sodomiser pour 200 dollars. J'ai perdu les quelques amis que j'avais en dehors de mon dealeur, et je me suis emprisonné dans un cercle fait de vice en tout genre. Finalement, le fric que je piquais à ma mère dans son portefeuille n'était rien à côté du reste.

Parfois, je me dis que le destin a voulu me punir pour mes erreurs et quelle meilleure manière que de s'attaquer à la seule femme importante de ma vie. Cela faisait longtemps que je n'avais pas ressassé tout ça : ma chute, sa mort.

Une belle leçon de vie. Enfin, pas pour tout le monde.

Depuis que je suis arrivée dans ce manoir, je me suis refusé à penser à ma mère, mais avec la nuit que je viens de passer, elle s'impose d'elle-même dans mon esprit.

Serait-elle de mon côté ? Penserait-elle que Séléné est une jeune femme qui mérite de vivre une vie un peu normale ? Je ferme les yeux un court instant pour me remémorer son visage.

Je la revois assise sur le bord de notre porche défraîchi. Elle aimait s'y installer le soir venu, pour profiter un peu de la fraîcheur de la nuit. En Floride, l'été est difficile à supporter, beaucoup d'humidité et peu d'air. Nous n'avions pas la climatisation dans la maison, bien trop onéreux, alors ce porche c'était un peu l'endroit idéal pour souffler et se détendre. Nous passions parfois des heures à discuter ensemble sur ce bout de bois décrépi. Enfin, avant que je me mette à faire n'importe quoi.

Maintenant que l'image de ma mère est de nouveau ancrée dans ma tête, je ne peux m'empêcher d'entrevoir ses similitudes avec Séléné. Cette détermination, cette candeur malgré les épreuves, cette force. Ma mère aurait adoré Séléné, j'en suis à présent certain. Et elle n'aurait pas voulu qu'une femme aussi intelligente et belle se cache dans les ombres d'une demeure vieillotte.

Peu importe les remontrances, je me dois de lui faire découvrir ce qu'est la vraie vie en dehors de ces murs. Même si le recadrement que je me suis pris en pleine face ce soir m'a quelque peu déstabilisé, malgré mon répondant.

— Qu'est-ce qu'il vous a pris ? Vous vous croyez dans une cour d'école pour agir de façon aussi immature ! Vous pensez que céder à ses caprices vous permettra d'obtenir plus d'argent ? C'est ça, n'est-ce pas ? Vous n'êtes pas ici pour votre engagement dans le milieu de l'aide aux personnes, ce que vous voulez c'est manier l'esprit d'une pauvre innocente !

Ses accusations me font trembler de rage, comment Tania peut-elle être aussi aveugle ? Je ne veux que le bien-être de Séléné, rien de plus. Je ne suis pas cet homme abject qu'elle semble deviner en me toisant de ses yeux presque noirs.

— Vous vous trompez, Tania. Je ne suis qu'un infirmier qui prend soin de sa patiente. Ne voyez-vous pas que votre patronne se meurt dans cette bicoque de malheur ? Comment pouvez-vous laisser le souffle de la mort envahir le cœur de cette jeune fille et pourtant vous évertuez à la protéger contre les autres ?

Elle s'avance vers moi, et pointe son doigt vers mon torse.

— Est-ce que vous êtes en train de me dire, que je ne préoccupe pas de sa santé ? Je connais cette petite depuis plus de dix ans, vous ne savez pas ce qu'elle a traversé, je vous interdis de juger ma manière de travailler ! hurle-t-elle.

Je m'approche, et l'affronte du regard.

— Alors faites de même avec moi ! Bordel, Tania, je ne suis pas le méchant de l'histoire, bien au contraire. À quoi servirais-je si je me contentais de lui administrer ses médicaments ? Cette situation est grotesque, Séléné avait besoin de sortir de ce manoir et elle a pris du plaisir loin de votre ombre. Si cela vous dérange, ce n'est pas mon problème. Vous n'êtes pas mon employeur, après tout.

Elle commence vraiment à me chauffer sévère. Je ne vais pas me laisser marcher sur les pieds par une boule de nerfs d'un mètre soixante.

Le visage rougit de Tania trahit sa rage, et je remarque du coin de l'œil son mari se glisser derrière elle.

— Ça suffit, maintenant. Nous sommes trop énervés et il est tard pour avoir une conversation civilisée, tempère-t-il en posant les mains sur les épaules de sa femme.

Je ne le pensais si conciliant. Je suis surpris.

— Vous avez raison, Simon. Je ne suis pas un mauvais bougre, laissons-nous la nuit pour nous calmer, et nous en reparlerons demain, proposé-je en baissant les yeux sur Tania.

Ses épaules se relâchent, et un soupir passe la barrière de ses lèvres.

— Alors faisons-ça. Mais je ne lâcherai pas l'affaire, Monsieur Luke.

J'acquiesce, et leur souhaite malgré tout une bonne nuit. J'arrive à peine au premier étage que la porte d'entrée claque, m'informant le départ du couple.

La discussion promet d'être houleuse. Pourtant, je pense que nous avons besoin de crever l'abcès avant mon possible licenciement. Je suis tout de même dubitatif face à leur présence dans ce manoir. Qu'est-ce qu'ils foutaient là ? Leur habitation est située à côté, alors pourquoi venir rôder ici ? Tania me semble un peu trop protectrice envers Séléné, et de savoir qu'ils peuvent déambuler librement dans ces couloirs à toutes heures du jour et de la nuit ne me rassure pas.

Je m'apprête à entrer dans ma chambre lorsque les lumières s'éteignent. Après une accalmie, la tempête a repris de plus belle. Les plombs de la bâtisse ont dû sauter. Je ne m'alarme pas, et pénètre hâtivement dans la pièce.

Le noir complet m'accueille – c'est vrai que j'avais laissé les rideaux tirés –, et il me faut quelques secondes pour essayer de visualiser mentalement la chambre. De toute façon, le lit est juste devant moi, alors je ne cherche pas à ralentir et me diriger vers celui-ci lorsque je percute quelque chose. Un cri apeuré envahit le lieu, puis je tombe lâchement sur le corps que je viens de bousculer. Nous échouons sur le lit.

Le parfum que je respire me laisse peu de doute sur l'identité de la personne sous moi.

— Séléné ?

Un soupir que j'interprète comme un soulagement, mais pas de réponse.

— Vous allez bien ? insisté-je.

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Lune de sangWhere stories live. Discover now