Chapitre 19

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SÉLÉNÉ

Je suis furieuse.

Tellement énervée que je claque les talons dans les escaliers pour tenter d'évacuer la rage qui m'habite. Pour qui se prennent-ils ? Ils ne sont pas les maîtres de ce logis, ce sont mes parents. Et en leur absence, je deviens reine par intérim. Et si je dois régenter ce royaume d'une main de fer, alors qu'il en soit ainsi.

Je ne vais plus me laisser manipuler par un couple qui s'imagine avoir la main sur l'entièreté de ce domaine parce que je suis souffrante.

Je ne suis pas malade, nom d'une pipe en bois, je m'accorde juste avec une génétique mal fichue.

Lorsque j'entre dans ma chambre, je claque si fort la porte que le son se répercute dans tout l'étage. Saleté de vieille maison.

La douleur de mon épaule se réveille, et je prends enfin l'ampleur de ce que j'ai découvert ce soir. Que faisait l'alliance de ma mère dans cette cave ? Elle ne s'en sépare jamais.

Je masse mon membre ankylosé, tout en repensant à ce bijou. Zut, j'aurais dû le dissimuler dans ma robe, c'était le seul élément qui pouvait prouver que le couple d'intendants est responsable de quelque chose. Maintenant, l'un des deux va sûrement se débarrasser de la preuve, et je ne reverrai jamais la beauté de cette émeraude.

Depuis ma tendre enfance, je l'ai toujours vue à son doigt et elle adorait me raconter l'histoire. Ce bijou ayant appartenu à la famille de mon père, ceux que je n'ai jamais connus mais qui ont érigé ce manoir il y a des décennies. À cette période, le Colorado revêtait plutôt une architecture victorienne, mais les Jasper ne voulaient pas correspondre à la plupart des habitants. Ils souhaitaient montrer la puissance de leur richesse, et de leurs idéaux atypiques. Alors le domaine fut construit dans le plus pur style gothique. Un monument semblable à une cathédrale dont les sujets viendraient absoudre leurs péchés. Manifestement, mes ancêtres avaient la mégalomanie au plus profond de leur être. Leur fortune, issue de l'industrie minière, avait dû leur monter à la tête.

Cette bâtisse a survécu à bien des cyclones, qu'ils soient climatiques ou intra-familiaux. Malgré le temps qui passe, et sa vétusté, elle est toujours sur pieds. Elle me ressemble de bien des manières : fatiguée, branlante, mais tenace.

Penser à mes parents me rappelle que je n'ai jamais répondu à leur dernier mail, qui date de quelques mois. Ils me donnent des nouvelles assez rarement, c'est pour cela que j'ai cessé de répondre. Ils ne se préoccupent plus de leur fille. Je n'étais que le boulet que l'on traînait derrière soi, néanmoins je sais que ma mère m'a aimé. Quant à mon père, j'imagine qu'il avait de l'affection pour moi, jusqu'à ce que le diagnostic de la Xeroderma tombe. Ensuite, il s'est beaucoup éloigné, préférant ses amis. Il avait honte de moi, c'est pour cela que j'étais souvent enfermé dans ma chambre lors de réceptions. Il fallait dissimuler la tare de la famille Jasper.

Pourtant, je dois ravaler ma fierté et les tenir au courant de ce qu'il se passe au manoir, c'est ma responsabilité après tout.

J'ouvre ma penderie, écarte les cintres et récupère la pochette de mon netbook. Je n'ai jamais été très connectée, je me sers de cet appareil qu'en cas d'urgence ; c'est-à-dire presque jamais.

Je m'installe à mon bureau, branche l'ordinateur sur secteur et l'écran s'illumine. Le fond d'écran apparaît et j'observe une photo de nous trois. J'avais peut-être six ans, et nous posions devant la fontaine que j'ai moi-même choisie. Mon père n'avait pas apprécié mon idée d'installer Hécate, la déesse de la lune juste devant la maison, mais par je ne sais quel miracle, ma mère avait réussi à le convaincre. Elle avait sûrement dû lui prouver que j'étais déjà assez damnée comme ça, et que ce petit plaisir n'était qu'une broutille.

Lune de sangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant