Différente : Déréliction [Fin]

Chapitre 34

    Nous entrons dans le restaurant. Certains serveurs me sourient ; ils viennent de la meute. Nous nous asseyons dans un coin et j'apprends que Ned ne devrait pas arriver dans longtemps. Elle me parle de ses amis qu'elle pourrait me présenter, d'un certain Val qui pourrait me plaire mais qu'au final, et de toute manière, je suis déjà prise par Niko, parce que ça "crève les yeux" selon elle. Je reçois un poing au cœur au même moment et ma partie animale grogne intérieurement. Et merde. Suis-je autant liée ?

    Une fois que je vois Ned entrer par les portes battantes, je vois de petites étoiles dans les yeux de mon amie. Est-ce cela l'amour ?

"J'ai les résultats !" crie Ned en arrivant, sa chemise froissée et les cheveux ébouriffés

    "Les résultats" ? A-t-elle fait des tests à la maternité... des morphes ? Je ne sais même pas si cela existe. Il y a quelques heures, Kenzi m'avait dit qu'elle allait bien. Mais est-ce réellement le cas ?

    Il s'assoit à côté de Kenzi, en face de moi, en déposant le grand courrier encore clos entre eux. J'arrive à entendre son cœur palpiter. Entre excitation et peur, je ne peux pas deviner. Mon amie est encore loin d'être dans le même état que lui. Étonnamment, elle est bien plus calme qu'à l'habitude.

    Leurs yeux sont cloués à la pochette cartonnée blanche. Ceux de Kenzi la quittent et recherchent le regard de son compagnon. Elle semble sereine ; sa main caresse doucement son ventre encore plat. Sans ce que pourrait m'informer cette feuille, j'aimerai mais ne pourrai pas croire à cent pour cent ce que jure mon amie. Il faut que ça aille bien.

    Les éclats de rire et les chahuts me paraissent lointain. Une vie, deux voire trois, sont en jeu et seuls nous en sommes au courant. À trois au fond du monde, nos auras doivent dégager une flopée d'émotions non-contrôlées. Le courrier est là, la réponse est devant, mais c'est comme une souris face à des éléphants apeurés. Je sais que je ne devrai pas être là, à ce moment pareil, mais il est maintenant trop tard pour reculer.

    La main fine de Kenzi vient frôler du bout de ses doigts le papier. Je sens battre mon cœur plus intensément quand l'enveloppe quitte le bois de la table. Chaque chuintement de la dépêche que l'on déchire écorche un peu plus mon être. J'aurai voulu écourter ce moment, prendre des mains ce papier et m'apaiser le cœur.

    Mon amie en sort une ou deux feuilles de papier. Sous la table, je croise les doigts. Prenant une vaine respiration, son regard parcourt les lignes noires. Rien dans son aura ainsi que dans son attitude ne change, ce qui m'inquiète. La lecture n'a paru que durer quelques secondes lorsque son visage se tourne vers Ned, la mâchoire serrée d'attendre. Des larmes constellent son visage rouge. Ne me dîtes pas que...

"Bébé va bien." souffle-t-elle, les yeux dans ceux de son conjoint

    Le geste rapide mais précis, comme fait à de multiple reprises, les lèvres de Ned viennent écraser celles de sa compagne dans un grognement sourd. C'est un baiser de soulagement.

    Ma respiration reprend enfin son cours. Sans m'en rendre compte, mes griffes sorties sont venues se loger dans le bois de la table. Je les retire en souriant. Voyant passer un serveur, je tends la main (non griffue cette fois) afin d'accaparer son attention. A notre hauteur, il jette un coup d'œil furtif aux futurs parents avant de se pencher vers moi.

"Nous allons prendre deux coupes de champagne ainsi qu'un Schweppes agrumes ! Et ramener nous quelque chose à partager... Un pain à l'ail ? Ça serait impec' ! Merci !"

    L'homme au prénom Christian écrit sur un badge en plastique me sourit en hochant la tête avant de partir en direction du comptoir. Enfin une merveilleuse nouvelle ! Ma journée n'est pas si nulle, en fin de compte.