VI 7 - Les yeux pas beaux

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La fille qui me tenait la main me suivit au milieu du couloir sans opposer ni résistance ni objection. C'était Monique. Elle ne se considérait pas comme une fille ordinaire ; elle disait qu'elle était un garçon manqué. En plus, comme je lui en avais déjà touché deux mots, elle voulait voir à quoi ça ressemble, un amoureux.

Nous marchâmes donc toutes deux au-devant des garçons, d'un pas décidé, à l'écart du troupeau, dignement et courageusement. Surtout moi, il me fallait du courage pour braver ma timidité et lui parler en face. Après tout, nous étions à la grande école, il était temps que nous nous comportassions comme des grands.

Ainsi donc, passant à hauteur des garçons, je pris la plus belle de mes petites voix pour dire :

« Bonjour, Camille ! »

Le garçon aux cheveux blonds et bouclés se retourna avec étonnement, se demandant bien qui, ici, l'appelait par son prénom. Quand il me vit, il ouvrit de grands yeux horrifiés et recula de quelques pas, sans dire un mot.

Je continuai à marcher, la tête haute et le pas calme, jusque dans la cour de récréation. Arrivée là, de grosses larmes sortirent de mes yeux.

Monique était à côté de moi et me parlait. Je m'en fichais, de Monique.

Elle disait, genre :

« J'ai tout vu, tu sais. J'ai vu ce qui s'est passé. Il aurait dû te dire bonjour. Il est méchant. Oublie-le, va !

- Mais non, répondis-je en pleurant. C'est pas de sa faute. C'est à cause de cette espèce de sale cache pourri.

- Quoi ?

- Ben oui. T'as bien vu : C'est mon cache qui lui a fait peur. »

Mon cache, c'était une grosse ventouse en plastique, couleur chair, qu'on avait collé sur le verre de ma lunette gauche pour redresser mon œil droit qui avait tendance à loucher.

Mes lunettes, ça, on les connaissait depuis longtemps. La première fois que j'avais dû en porter, c'était quand j'étais en maternelle. Maman m'avait emmenée à l'école en spécifiant bien que je ne devais les enlever sous aucun prétexte.

Cependant, lors de la récréation, le garçon aux cheveux blonds et bouclés était venu devant moi et avait demandé gravement :

« Pourquoi t'as changé ta tête ? »

J'avais essayé de lui expliquer que ma tête était toujours pareille mais qu'il fallait que je portasse des lunettes pour soigner mes yeux qui n'arrivaient plus à voir net. Ma réponse ne l'avait pas satisfait. Il avait continué à me regarder avec gravité et en silence, comme si je n'avais pas encore répondu.

Je savais que je n'avais pas le droit de retirer mes lunettes. Je ne voulais pas désobéir mais je me disais qu'il était important, pour le garçon, qu'il pût constater que ma tête, derrière les lunettes, était toujours pareille. Du coup, j'avais quand même retiré mes lunettes, juste le temps qu'il regardât ma tête. Après, je les avais remises, il était parti et je ne les avais plus jamais enlevées.

Par la suite, je l'avais vu, parfois, me regarder d'un air d'espérer que les lunettes s'en allassent. Moi aussi, j'aurais bien aimé mais elles ne s'en allèrent jamais. Tant pis.

Lorsque nous nous croisâmes dans le couloir de la grande école, s'il avait vu seulement les lunettes, il se serait dit : tant pis ; je crois qu'il m'aurait retourné le bonjour. Le cache, ça ne faisait pas le même effet. On aurait dit que mon œil avait été arraché et qu'une grosse boule de chair avait poussé par-dessus. C'était laid, horrible et effrayant.

En plus, moi, on m'avait promis-juré-craché que je ne porterais le cache que deux mois ; qu'après, je n'en aurais plus. Camille ne le savait pas. Il pouvait croire que c'était devenu comme ça pour toujours.

Nous n'étions plus dans la même école. Peut-être n'allions-nous plus jamais nous revoir. Peut-être ce souvenir allait-il être le dernier qu'il aurait de moi, celui qui resterait dans son cœur pour toute la vie. C'était terrible ! Ce n'était pas ça, le message d'amour que j'avais voulu lui transmettre.

DATE ET LIEU DE NAISSANCEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant