IX 19 - La chèvre rousse

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À la maison, nous n'avions pas la télé. Puis, même lorsque nous l'eûmes enfin, les habitudes, ça ne se change pas en un jour. C'était souvent que mes parents allaient se coucher juste après manger, surtout les soirs d'hiver. Ils passaient leurs soirées au lit. Mon père lisait. Ma mère faisait de la couture, du tricot ou du canevas. Des fois, mon père allait se coucher le premier, pendant que ma mère finissait deux ou trois bricoles. Alors, moi, j'avais le droit d'aller cinq minutes dans le lit de mes parents pour que mon père me racontât une histoire avant que j'allasse me coucher. Quelques petits livres d'enfant étaient rangés à cet effet dans sa table de chevet.

En général, Papa et moi ne lisions que les images. Les textes et dialogues, nous les inventions. On rigolait bien.

Un soir, comme ça, j'étais installée pour la lecture, le dos appuyé sur l'oreiller de Maman. Papa, à côté, se pencha vers sa table de chevet en demandant :

« Alors, qu'est-ce qu'on va lire de beau, ce soir ? Mickey ? Donald ? Noirot ?

- Et si on lisait la chèvre de monsieur Seguin ? »

proposai-je.

Papa se redressa, étonné.

« La chèvre de monsieur Seguin ? C'est une grande histoire, ça.

- On n'a pas le temps de la lire avant d'aller me coucher, objectai-je avant qu'il ne le fît.

- Eh bien, on peut prendre un petit peu plus de temps, pour une fois ; puis on n'est pas obligé de la lire entièrement en un soir.

- Mais le livre, il est pas là, faudrait aller le chercher, objectai-je avant qu'il ne le fît.

- Commence à raconter ! Si on a besoin du livre, on ira le prendre à ce moment-là. »

L'histoire de la chèvre de monsieur Seguin, je la connaissais bien. Je l'avais en livre-disque, racontée par un célèbre comédien du Sud de la France. Mon père aussi, la connaissait mais l'histoire que je lui racontai ce soir-là, celle-là, il ne la connaissait pas bien :

« Au début, monsieur Seguin a eu six ou sept chèvres. C'était son troupeau. Elles sont toutes mortes d'un mal mystérieux et monsieur Seguin en a été bouleversé. Alors, il a fait une prière au bon Dieu pour lui venir en aide. Pour l'exaucer, le bon Dieu lui a donné trois chèvres magiques. La première, la chèvre noire, la plus matérielle, s'est incarnée dans le troupeau pour comprendre ce que vivent les chèvres. Elle est morte pareil que le troupeau. La deuxième, la chèvre blanche, plus subtile que la première, ne s'est pas vraiment incarnée dans le troupeau. Elle a seulement suivi le chemin tracé par la chèvre noire, tout en restant en contact avec l'ange de Dieu, pour que Dieu soit au courant de ce qui se passe. Elle est morte pareil que la chèvre noire. Seulement, pendant ce temps-là, monsieur Seguin, il ne comprend pas comment ça se fait que les chèvres du bon Dieu meurent aussi. Alors, la troisième chèvre - c'est la chèvre rousse - celle-là, c'est celle qui doit rester en vie. Sinon, monsieur Seguin perdra la foi.

- Mais qui c'est, la chèvre rousse ?

- Ben, c'est moi ! »

C'étaient mes rêves qui m'avaient raconté l'histoire comme ça. Dans mes rêves, il y avait un personnage qui revenait fréquemment et qui se faisait appeler Monsieur le Directeur. Il m'avait dit qu'il travaillait dans une entreprise au service de Dieu pour fabriquer la chèvre rousse. Il m'en avait proposé le rôle et j'avais dit oui.

Ce que je devais faire pour tenir ce rôle, nul ne pouvait me le dire car seule la chèvre rousse sait être la chèvre rousse. Monsieur le Directeur, tout ce qu'il pouvait faire pour m'y aider, c'était me donner la réplique en jouant le rôle du loup devant moi.

Du coup, il n'y avait pas vraiment de règles, à part les règles élémentaires de bonne conduite. Tout ce qui m'était demandé, c'était de rester en vie (sinon, ça aurait voulu dire que je n'étais pas la chèvre rousse). Cette exigence me convenait parfaitement.

Si, il y a quand même une règle que Monsieur le Directeur me demanda de respecter : ne pas faire mes coups en douce. Il jouait le rôle du méchant mais c'était pour m'aider. Il n'était pas le vrai méchant. Il était dans mon camp. Alors, je devais jouer franc jeu pour ne pas le mettre en danger. Ce n'était qu'une partie préparatoire. Il fallait jouer cartes sur table.

DATE ET LIEU DE NAISSANCEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant