Soixante-sixième Chapitre.

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[Nuit du lundi 6 mars. Heaven a amené Jake dans la grotte cachée sous le château où il passe chaque pleine lune. Décoré pour qu'il se sente mieux, l'endroit les a abrités le temps de la soirée, où Jake a avoué son amour à Heaven avant qu'ils ne se rapprochent plus intimement que jamais auparavant.]

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Je souris dans la pénombre, resserrant mon manteau autour de moi. Le soir ne s'est pas encore totalement délivré du froid de l'hiver. Je me demande à quoi ressemble le printemps ici. Est-ce que tout est en fleur, est-ce que tout paraît éclater de couleurs ? Je ne connais que l'automne et l'hiver. Je me demande ce que ça me fera, de voir naître des papillons dans les rues d'Érédia.

- Votre cuirasse peut vous réchauffer, mademoiselle.

Je me retourne, interloquée, vers un des gardes qui m'accompagne. Il semblerait que j'aie le droit à une escorte, maintenant.

Mais je le comprends. Plus je parcours ces rues vides, plus j'ai l'impression qu'il fait noir. Le roi n'a pas eu besoin d'annoncer de couvre-feu officiel. Dès la tombée de la nuit, chacun rentre peu à peu chez soi et les lumières s'éteignent. Là où je pouvais sentir la vie battre jusque dans mon sommeil, il n'y a maintenant plus que du silence.

- Merci, fais-je au soldat qui m'indique de frotter ma poitrine.

Je laisse alors ma cuirasse se déployer sur le reste de mes bras, et en effet me réchauffer même sous mon manteau d'hiver. Je soupire silencieusement. Je ne sais pas si je supporterai longtemps que ma tenue quotidienne soit une armure de cuir, des bottes de combat et des armes cachées sous chaque plis de mes vêtements. Je repense au temps où j'enfilais un jean et des bottines et me disais que je ne risquais rien dehors parce que je lirais les pensées des éventuels dangers alentours, et je me surprends à être brièvement nostalgique d'un temps où je n'étais rien d'autre qu'une humaine un peu trop sensible.

- Est-ce que je peux vous poser une question ? fais-je alors à mes deux gardes du corps.

Ils échangent un regard avant d'acquiescer.

- Est-ce que ça vous aide vraiment, de répéter votre serment lors de moments difficiles ? Que ma vie soit dure, que ma mort soit brutale, que mon âme soit paisible ?

- Ne le dites pas comme ça ! s'exclame celui qui, une seconde auparavant, me conseillait gentiment.

- Ça va, rit l'autre avec un sursaut. Elle n'a aucun titre.

Je ne sais pas pourquoi, mais je me rabougris un peu en entendant ça. Je n'ai pas de titre mais quand même, je ne suis pas n'importe qui.

- Je veux dire qu'il est sacré, répond le premier avant de s'adresser à moi. Il nous aide justement parce qu'on ne le prononce pas tous les jours. On y pense souvent, mais quand on le dit, c'est seulement quand on sait que notre mission est peut-être sur le point de se terminer.

- Ou qu'on a besoin d'apaiser notre cœur, ajoute le second. Tout n'est pas forcément si solennel. Je le dis parfois, juste quand j'ai besoin de me ramener à la réalité. C'est pour ça que ça nous aide, ajoute-t-il après une pause. Parce que ça nous ramène à la plus simple évidence.

Ses mots retombent dans le silence, mais leur écho résonne en moi de longs instants encore. Je ne pose plus de question. Je baisse la tête et j'avance, réconfortée malgré moi par le rythme calme de leurs pas à mes côtés. J'ai pensé à ce serment quand j'ai cru que j'allais mourir. Je me demande si c'est ce qui m'a aidé à me battre. À me souvenir de l'évidence. À me forcer à aller jusqu'au bout, là où mon âme trouverait la paix.

Je perds la notion du temps en me laissant déambuler dans les lumières vacillantes du début de la nuit, écoutant le vent se calmer et les rues s'apaiser, apercevant les parcs qui se vident et les maisons qui se ferment. Je parcours cette ville qui me paraît si banale, si tranquille, et je pense à ces familles qui vont se coucher, à ces commerçants qui préparent leur lendemain. Je pense à tous ce qui ne font que vivre, qui ont toujours simplement vécu ici. Je pense à ce que ça doit être, de juste vivre ici. De ce que ça sera, de manger au restaurant et de m'allonger dans l'herbe en regardant le ciel du printemps sans penser que ce sera la dernière fois.

Différente - T2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant