VI

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Lord Simon Hartfield, 31 août 3261, 17h32, Arclif

La vie à Arclif tel que nous la vivons semble avoir toujours été ainsi, calme comme un fleuve parfois éprouvé par les soirées et les activités des enfants, surtout celles de l'aînée. Alexander cède à ses enfants leurs plus improbables demandes, au grand dam de Rose. Je ne saurais décrire l'expression de la mère lorsque la fillette s'est présentée à table vêtue des vêtements de garçon que son père n'avait pas hésité à lui faire confectionner.

Violet a abandonné tous les amusements de son âge et de son sexe pour se consacrer entièrement à ses leçons hétéroclites, le matin langues et mathématiques, l'après-midi Histoire, équitation ou escrime, suivis d'une heure de piano qu'elle n'hésite pas à prolonger, elle ne se ménage pas pour créer sa vision d'une vie parfaite. Les seuls moments de repos qu'elle s'accorde sont ceux qu'elle passe avec son frère.

Colin s'est toujours fait discret et n'ose jamais rien demander. Alexander a lancé, pour lui, la rénovation de la chapelle du parc afin d'y faire installer les vitraux les plus beaux et coûteux que l'on ait jamais vus dans un bâtiment à l'origine si modeste.

Rose ne s'ennuie pas non plus, elle aime assister son mari dans l'administration des terres, tout comme pour l'organisation des soirées qui se multiplient et dans lesquelles j'ai fini timidement par trouver une petite place. Si elle n'est pas occupée à cela, la maîtresse de maison se lance dans de longues promenades et s'emploie à perfectionner son violon pour accompagner Violet. Tout comme, comme sa fille elle aime avoir des journées bien remplies, qu'elle finit toujours par une lecture qu'elle nous offre après le souper.

Tous les astres ici semblent tourner les uns autour des autres dans une logique, à première vue, désordonnée, mais, qui, pour nous, prend tout son sens. Nous sommes un nid de satellites victimes de toutes les formes d'amour.

***

Je frappe à la porte entrouverte du bureau d'Alexander. Je brise soudain la concentration qu'il offre au papier qu'il noircit. Il relève la tête dans un sursaut avant de sourire en me découvrant. Je lève rapidement les yeux sur le tableau de sa mère qui trône comme le portrait d'un dieu que tout visiteur se doit de saluer.

- Puis-je entrer ? dis-je presque à voix basse.

- Cela fait bien longtemps que vous n'avez plus besoin de poser cette question, vous n'auriez jamais dû la poser.

Ses mots ont toujours le don de me rendre malade, toujours si surprenants et même souvent provoquants, je me demande souvent si ce sont ses paroles qui m'ont fait tomber amoureux, en tout cas, ce sont elles qui font revenir le timide Lord Hartfield que j'étais lorsque je l'ai rencontré. Ses mots me font oublier pourquoi j'étais revenu, mais ça n'a plus d'importance puisque je suis là.

- Peu importe à qui on demande la permission d'entrer, il faut toujours la demander, c'est une question de respect.

Je m'avance et m'arrête devant son bureau, comme je l'ai fait tant de fois à Greywall, mais là, si je le voulais, rien ne m'empêcherait de le contourner pour ressentir tout ce que je peux ressentir lorsque nos peaux se frôlent.

- Je ne sais plus pourquoi je suis venu, avoué-je honteusement.

- J'espère tout de même que vous allez rester quelque temps.

Pour lui répondre, je m'assois en face de lui pour l'observer. Il se penche à nouveau sur ses papiers, soupire à plusieurs reprises et finit vite par redresser la tête dans une ultime expiration.

- Voilà que je n'arrive plus à me concentrer, et vous en êtes la cause, dit-il en souriant.

- Je peux m'en aller, si vous le souhaitez.

Sa main agrippe violemment la mienne.

- Croyez-vous que je pourrais préférer le travail à Lord Simon Hartfield ?

Mon autre main vient recouvrir la sienne, il affiche son petit rictus au coin des lèvres.

- J'espère bien que non.

Je me surprends encore à être capable de lui dire de telles choses avec tant d'aisance.

Son regard s'accroche fermement au mien, comme il le fait souvent. Parfois, il semble si incapable de s'en détacher qu'il me fait peur, et gêné, je finis par baisser les yeux. Il m'a déjà tout avoué dans cette lettre bouleversante, mais je ne comprends toujours pas cette obsession.

- Je pars dans une semaine pour Hartfield, c'est cela que j'étais venu vous dire. J'ai pensé que comme vous et Rose deviez rendre visite à vos beaux-parents avec les enfants cela serait le moment parfais.

Ses yeux se détachent des miens, et il se recule dans son siège.

- C'est une bonne idée, cela me fait penser à une idée que j'ai moi-même eut. Rose souhaiterait rester environ un mois chez ses parents, je me disais que nous pourrions en profiter pour prendre des vacances rien que tous les deux. Mon oncle possédait une villa au sud de la Sciliria, dans un village nommé Palieda, que diriez-vous d'y passer une semaine, bien sûr il y aura pratiquement autant de jours de voyage que de repos, mais j'apprécierais beaucoup m'y rendre avec vous. Nous nous rejoindrions à Hastrye, prendrions un bateau pour la Belaremne, là le train nous emmènerait tout droit en Sciliria dans une ville à une journée de calèche de Palieda.

Il vient de me présenter son plan à une vitesse exubérante, j'en suis cloué au fond de mon siège.

- Je... oui, bien sûr.

Il se lève, contourne son bureau en deux grandes enjambées et se penche sur moi pour m'embrasser. J'écarquille les yeux, alors qu'il se redresse avec un sourire bien trop grand plaqué sur le visage.

- Merveilleux, je suis sûr que vous allez adorer cet endroit, c'est tout bonnement magnifique !

- Si je survis à la chaleur.

Cela le fait rire, il me prend la main pour que je me relève.

- J'irais bien me promener avant de dîner.

- Avec plaisir.

Nous sortons de la pièce en riant. Accroché à mon bras, il se retourne soudain vers moi comme s'il venait d'avoir une illumination.

- Au fait, savez-vous ce que la reine m'a demandé dans sa dernière lettre ? (Totalement surpris, je hausse les épaules.) Elle me demandait si j'aimais toujours autant le piano.

Je prends le temps de réfléchir pour ne pas dire de bêtise.

- Aurait-elle fait un sous-entendu ? (Il acquiesce en souriant.) Et que lui avez-vous répondu ?

- J'ai répondu que j'aimais le piano plus que jamais. Puis je lui ai demandé si sa passion pour le ballet était toujours aussi fervente.

- Je crois que mes capacités d'analyses s'arrêtent ici.

- Ce n'est pas bien grave.


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