VI

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Lord Alexander Sky, 4 août 3264 à 10h00, Greywall

Je ne suis pas assez idiot pour me débattre, je n'échapperai pas à cette mort. Les deux gardes se contentent de tenir mes bras sans réelle fermeté. Ils me font gravir les escaliers que j'ai descendus une semaine plus tôt, et pour la première fois depuis ce jour, je revois la vraie lumière du soleil. Parfaitement ébloui par l'éclat céleste, je pourrais fermer les yeux pour me protéger, mais j'ai besoin de retenir chaque parcelle de la terre que j'ai connue. Je sens la chaleur des matins d'été envelopper mon corps et me faire l'effet d'une couverture posée sur mes épaules. Je retrouve ma vision et contemple l'étendue d'herbe sur laquelle je suis parfois venu me promener avec la reine ou jouer au criquet avec des amis. La foule s'est rassemblée, j'ai encore du mal à identifier les visages.

Lorsque j'arrive à leur hauteur, les gens s'écartent et me laissent passer, ils se sont tus, ils n'osent même pas me regarder. « Ça s'attrape comme la peste. » doivent-ils penser. Je passe devant toutes ces personnes que je respectais et qui me respectaient, maintenant ils baissent les yeux de peur d'y voir des démons. Je croise le regard de Lord Johnson qui semble prêt à me cracher au visage ; je redresse la tête et hausse les sourcils comme pour le provoquer.

Soudain, un cri perce la foule :

― Papa !

Je reconnais la voix de Colin, il s'est élancé vers moi, Rose tente de le rattraper, mais le petit réussi bien plus facilement à se frayer un chemin parmi les corps. Les gardes tentent de me forcer à avancer, mais cette fois, je ne les laisse pas faire. Colin se jette sur moi et s'accroche à ma jambe comme il s'était accroché à celle de Rose le premier jour. Je m'accroupis pour le serrer dans mes bras, le plus dur est de sentir contre mon épaule les secousses de ses sanglots.

― Je t'aime fort, murmuré-je à son oreille en espérant qu'il se calme.

La main de Rose arrive pour prendre celle de Colin et le faire reculer. Elle presse Violet contre elle, la petite me regarde fixement, il m'est impossible de comprendre ce qu'elle pense, jamais je n'aurais compris. Je me redresse et dépose un baiser sur leurs fronts, nous savons que les mots ne servent parfois à rien.

― Je vous aime, mes deux fleurs préférées.

Rose pose sa main sur mon bras et m'attire vers elle.

― Alexander... souffle-t-elle en retenant ses larmes.

― Jamais je n'aurais souhaité être marié à quelqu'un d'autre que toi, dis-je pour la faire taire.

Elle hoche tristement la tête et je me remets à marcher, mais Colin échappe une fois de plus à l'étreinte de sa mère pour s'accrocher à ma jambe. Je me retourne pour poser ma main sur sa petite épaule.

― Colin, reste avec maman, elle a besoin de toi.

― Mais moi, je ne veux pas que vous partiez, sanglote-t-il.

Cet enfant n'a presque jamais autant parlé, pensé-je tristement.

J'ai envie de lui répondre que je ne pars pas, mais ce serait lui mentir. Je relève la tête pour découvrir Simon qui vient chercher mon fils. Je retire ma main de l'épaule du petit, le geste est lent, mon corps refuse de le laisser partir.

― Colin, votre mère souhaite que vous restiez avec elle, dit-il doucement en posant son regard triste sur l'enfant.

Une femme dans la foule attrape Colin par le bras pour l'éloigner de nous et le rendre à sa mère.

Simon relève ses yeux envoûtants vers moi.

― Un jour je t'ai dit que je voulais mourir à tes côtés, dit-il à voix basse.

― Laisse-moi être égoïste et te l'interdire. Au moins, je mourrai aux tiens.

Alors je prends sa main dans la mienne. C'est exactement comme ce jour à l'opéra, c'est aussi court que ce souvenir et cela veut tout dire. Je ne le lui dirai rien d'autre, ne lui donnerai rien d'autre, je dois le laisser, m'arracher à lui pour toujours.

Une fois pour toutes, je me détache de ma famille sans même avoir le courage de les regarder. Je marche vers ma mort et les laisse là, pour qu'ils contemplent ma fin.

J'arrive devant un grand chêne, on me force à me mettre à genoux. Le dos contre l'écorce, on m'attache au tronc. Chacun de mes mouvements me semble être un non-sens pourtant, je m'exécute sans broncher, résigné.

Je remarque vite le regard satisfait du roi qui tient la main de sa femme comme on tiendrait la laisse d'un chien. Les yeux de Gi ne disent qu'un mot « pardon », je lui pardonne mille fois, alors même qu'il n'y a rien à pardonner.

On sort un chiffon blanc pour me bander les yeux.

― Non, dis-je.

Le bourreau attend l'épée à la main, je ne le regarde pas ; je ne vois plus que deux émeraudes à travers la foule, elles sont embrumées de larmes qui se noient doucement dans un océan vert. Je sens les vagues du plus beau des océans venir lécher mes genoux.

J'entends le bourreau lever son épée meurtrière, j'ai l'impression d'attendre une éternité qu'il finisse par exécuter son travail.

Soudain, je sens la lame pénétrer dans ma poitrine. C'est à la fois aussi rapide qu'un éclair et aussi long qu'une vie ; je peux sentir chaque tissu, chaque nerf, chaque veine se déchirer avant que la pointe n'atteigne mon cœur pour le traverser.

Jamais je ne ferme les paupières, je continue à fixer ces yeux pour qui je me suis abandonné. Je ne mourrai pas exécuté, je mourrai noyé dans un océan d'émeraude.

La mer monte, le sel me brûle le cœur, l'eau m'étreint et me glace le corps. Je sens le vent et le courant m'emporter au large comme un navire perdu. De merveilleuses vagues m'engloutissent, le liquide froid s'immisce dans mes poumons. Je ne peux plus respirer, alors je m'abandonne, je sombre pour toujours.

Simon

C'est bien trop irréel. Je n'y survivrai pas. Je peux encore sentir la caresse de sa peau contre ma main.

Je dois retenir l'enfant qui se débat contre moi pour aller rejoindre son père pourtant, je rêve de l'imiter. Alexander... Pourquoi, ce regard, tu sais que je ne pourrai pas détacher mes yeux des tiens, que ce serait te trahir ? C'est insoutenable.

Sa lèvre inférieure tremble. Je ne dois pas le trahir. Il ne faut pas regarder l'épée qui se lève, qui se plante dans son cœur. Il faut garder mes yeux dans les siens, lui dire mille fois je t'aime par le regard.

Silence. Le temps s'est arrêté en même temps que mon cœur.

― Alexander !

Je me jette à travers la foule. Personne n'essaye de me retenir. Le bourreau recul, comme si je lui faisais peur.

Ses yeux sont encore grands ouverts, ils me fixent. Mes doigts passent doucement sur ses lèvres qui se tachent de sang. Il ne respire déjà plus.

― Alexander, non... Je t'en supplie, ne m'abandonne pas.

Mes mains enserrent sa tête. Il est figé dans l'expression d'une douleur qu'il a essayé de ne pas montrer.

― Alexander...

Je redresse mon regard vers le bourreau.

― Détachez-le !

Il tourne la tête vers le roi, pour le questionner du regard. Il n'en faut pas plus pour que je me jette sur lui pour lui voler le couteau qu'il porte à la ceinture. Doucement, je découpe ses liens. Son corps s'affaisse dans mes bras. C'est comme si je n'étais plus habité que part un immense vide qui me fait pleurer toutes les larmes de mon corps.

― Seigneurs, rendez-le-moi ! Vous ne pouvez pas ! Vous n'avez pas le droit de le prendre !

Ma tête retombe lourdement contre son épaule.

― Alexander, mon amour...

Je pose mes lèvres sur les siennes tachées de rouge, une dernière fois, comme si j'allais ressentir autre chose que la mort qui s'est emparée de lui.



LordsWhere stories live. Discover now