VIII

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Lord Alexander Sky, 16 septembre 3261, 13h43, 4 rue Robert Moore, Hastrye

C'est la première fois depuis tant d'années que je pose mes valises dans cet appartement rue Robert Moore. Rien n'a changé, c'en est troublant, j'ai l'impression de revivre cet instant, quand j'ai enfin eu le courage de revenir à la capitale après la guerre. Pas de poussière sur les meubles, les draps qui les couvraient ont été enlevés depuis une semaine, la décoration impersonnelle a été remise en place, même les fleurs dans les vases sont les mêmes qu'il y a cinq ans. J'en ai des hauts le cœur.

- Si, vous voulez bien me donner votre manteau monsieur, demande le majordome en voyant que je reste immobile devant cet endroit qui n'est pas chez moi.

Je lui donne le vêtement, et m'avance un peu plus dans l'entrée, je pousse les portes pour observer les pièces, et je me souviens de ce que j'ai ressenti lorsque j'ai poussé ces mêmes portes il y a cinq ans, que je suis entré dans ces mêmes pièces inchangées. Il y avait en moi une peur immense, celle de ne plus être à la hauteur, mais le peu d'espoir qu'il me fallait pour repartir du bon pied se raccrochait maladroitement à mon cœur. Aujourd'hui cette peur ne devrait plus être là. Pourtant, je la sens bien, l'angoisse ; elle est plus légère qu'avant, mais elle s'appuie toujours sur mon cœur pour le faire dérailler.

- Monsieur, souhaite peut-être quelque chose pour se rafraîchir après son voyage ?

- Non, cela ira, je reste juste le temps de me changer avant de me rendre au palais.

- Bien, Monsieur.

14h30, Château de Greywall

La porte s'ouvre, on m'annonce. La plus-part des dames de compagnie me gratifie d'un regard désagréable, je ne sais pas ce que l'on a pu dire sur moi, mais cela ne doit pas être glorieux, ou peut-être sont-elles simplement jalouses. Même la chatte blanche est toujours là, sur son coussin, elle feule. Seule au milieu de cette horde hostile, la reine se lève en entraînant avec un balai de femmes. Son grand sourire aux lèvres, elle vient à ma rencontre.

- Votre Altesse royale.

- Mon cher comte, que je suis ravie de vous revoir ! Voilà plus d'un an que vous nous avez quitté, et cela a paru être une éternité, ce que la vie peut être ennuyante sans vous.

- Ne me jetez pas tant de fleurs, je sais parfaitement que d'autres compagnies que la mienne ont parfaitement su vous divertir, vous savez vous entourez.

- Et si nous allions nous promener, ainsi, nous pourrons parler plus tranquillement ?

Je lui tends mon bras, elle le prend puis fait signe à deux femmes à nous suivre de loin.

Nous passons les couloirs dans le silence le plus total, avant poser le pied dans le parc. La grande étendue de pelouse n'est habitée que part un vieux chêne de plus de trois-cents ans. La reine se tourne vers moi avec un sourire satisfait au coin des lèvres.

- Bien maintenant, dites-moi tout, et ne me cachez rien, dis-je

- En voilà une façon de me parler, me répond-elle, grande comédienne qu'elle est.

- Votre passion pour le ballet est-elle toujours aussi forte ?

- Si vous saviez, nous allons parfois à l'opéra si souvent, que le bruit court que je suis folle.

- Serait-ce faux ?

Elle se met à rire comme une enfant.

- Alexander, faites attention à votre façon de me parler, certains ont perdu la vie pour moins que cela. Mais rassurez-vous, je serais indulgente et ne dirai rien. Venez, allons nous asseoir à l'ombre sous le grand chêne.

Le soleil est haut, l'herbe fraîche, et le vent doux, la fin de l'été se traîne. Nous nous asseyons sous l'arbre, ici nous nous sentons presque seuls.

- Cela faisait longtemps que je ne vous avais pas vu aussi souriante, peut-être depuis l'enfance.

Elle continue à sourire, si je ne la connaissais pas depuis autant de temps, je n'aurais jamais remarqué cet infime changement dans son regard.

- Dites-moi.

Elle lève les yeux vers les branchages pour s'y perdre quelques instants.

- C'est Madelyn...

Alors qu'elle évoque le prénom de sa fille ainée, je comprends immédiatement où elle veut en venir. Ses fiançailles avec un prince du Nord ont été annoncées il y a une semaine.

- Elle est si heureuse de ce qui lui arrive, elle croit qu'elle le sera toujours. Elle vénère son père depuis qu'il a arrangé cette union. Mais à quinze ans peut-elle seulement avoir une idée de ce qui l'attend ? Pour elle, le bonheur rime avec l'éclat, et elle sera reine un jour, que pourrait-elle espérer de plus ? A croire que la preuve que cette idée est fausse ne se trouve pas devant ses yeux depuis toujours. Moi aussi, j'ai épousé un roi, au même âge qu'elle, regardez le résultat. J'ai essayé d'avoir une discussion sérieuse avec elle, mais elle ne parle que de la splendeur, de sa future demeure, future garde-robe, future couronne, de son futur mariage.

Si nous n'étions pas épiez, je la serrerais contre moi, qui pourrais savoir mieux qu'elle le désastre que pourrait être ce mariage.

- Nous pouvons toujours espérer, qu'ils ne s'entendent finalement pas si mal, dis-je.

- Sur ce point, il m'est difficile d'espérer. Nous savons tous deux qu'un mariage n'est jamais aussi beau qu'il n'y paraît. (Ses mains ne peuvent s'empêcher d'arracher une touffe d'herbe pour expier l'angoisse.) Je vous en prie, parlez-moi d'autre chose, vous n'êtes pas venu ici pour me voir me morfondre. Parlez-moi de vos enfants, vous m'en avez fait une merveilleuse description dans vos lettres, quel dommage qu'ils ne soient pas venus avec vous.

- Ils sont bien trop jeunes pour fréquenter un tel endroit. Ils resteront encore trois semaines à Wildwater. J'avais peur que leurs grands-parents aient du mal à les accepter, mais globalement cela s'est bien mieux passé que ce que craignais.

- Lorsque vous m'avez décrit votre Violet, j'ai immédiatement pensé à Peter, toujours à faire ce qu'ils veulent en se moquant des autres. Du moins, c'est l'impression que votre description m'a donnée.

- Vous avez raison, ils se ressemblent plus qu'on ne pourrait s'y attendre.

Elle soupire et pose son regard sur son fils qui attend sur la pelouse que sa mère lui fasse signe d'approcher.

21h45, 4 rue Robert Moore, Hastrye

Je suis rentré, j'ai dîné, puis je suis allé m'installer dans le salon. Je n'ai pas fait allumer les lumières. C'est dans l'obscurité mortelle que les images dansent le mieux. Parfois, je me convaincs que revivre ces souvenirs est le meilleur moyen de les rendre vulnérables, de confronter l'horreur et de, peut-être, cette fois, avoir le courage de vaincre la terreur. Il me faut au moins cela, puisque la honte, elle, ne pourra jamais disparaître, eux ne la voit pas, pourtant elle pèse sur mon cœur, elle est aussi lourde qu'au moment où elle est apparue.

Mon esprit, crie, hurle, pleure, convulse. Il implore pour qu'on le laisse se séparer de ces visions. Même la voix qui, au fil du temps, est devenue presque inaudible, reparaît pour me susurrer qu'au fond d'une bouteille je pourrais tout oublier.

Je pourrais me laisser submerger, cela serait plus simple, bien plus simple. Je pourrais me laisser glisser vers un futur inconscient, tout serait plus simple, bien plus simple. Oublier pour toujours, vivre dans un autre monde, éteindre la réalité pour que tout soit plus simple, bien plus simple.

A cet instant, je suis seul. Je les oublie tous. Il n'y a plus de visage, de nom, d'amour. Je suis seul, seul face à moi-même. Personne ne me pleurera, je suis seul. Personne ne se souviendra de moi, je suis seul. Il n'appartient qu'à moi de prendre cette décision.

Mes doigts tapent frénétiquement l'accoudoir du fauteuil, alors, je me concentre sur eux, sur le monde qui m'entoure, le monde réel, l'instant présent, celui qui importe maintenant.

LordsWhere stories live. Discover now