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Lord Simon Hartfield, 25 février 3259, 0h34, Château de Greywall

Nous rentrons d'une énième soirée à l'opéra, nous y allons maintenant presque toutes les semaines. Nous n'avons parfois pas d'autres choix que d'assister plusieurs fois aux mêmes représentations, cela m'est bien égale, je suis à chaque fois plus émerveillé qu'à la première. Il me fait découvrir toutes ces œuvres, puis nous débattons des choix des chanteurs, des danseurs, de la mise en scène. C'est si passionnant de parler de musique, je ne pourrais jamais m'en lasser.

Cette fois, personne n'a souhaité nous accompagner, la reine est à un dîner d'affaires où elle accompagne le roi et Lady Hoover accompagne la reine, les Johnson sont rentrés à leur résidence principale pour quelque temps. A vrai dire, je ne connais pas grand monde à la cour. Même si Lord Sky a de nombreux amis ici, il n'en invite pratiquement jamais à venir à l'opéra avec lui.

― Alors ? demande-t-il simplement lorsque la voiture se met en mouvement.

― Le livret n'était pas des plus intéressants, je n'ai pas trouvé non plus que le chanteur mettait assez d'intensité dans son jeu. Mais il y a eu ce moment, où seul l'orchestre a joué, vous savez, le moment de la tempête, c'était si instance, cela m'a rappelé la météo de l'Ile d'Hartfield.

Ses yeux se posent sur moi, je le questionne du regard, il me questionne du regard.

― Comment est-ce ?

― Pardon ?

Il a se petit sourire à la commissure des lèvres, une expression passionnément intrigante.

― Votre île, comment est-ce ?

Je lui jette un regard réprobateur, il a recommencé à l'appeler mon île. Cela ne fait que renforcer son sourire.

― Il y fait froid, mortellement froid, la nuit hivernale est longue. Un vent violent et glacial balaye la lande et s'engouffre entre les montagnes de roche grise dont les sommets sont parfois enneigés. L'herbe est, par endroits, verte, à d'autres endroits, jaune. On se balade au bord de petits ruisseaux tout en cueillant des bouquets de bruyère violette, seule fleur à pousser sur cette terre aride. On croise quelques fermes isolées, des troupeaux de moutons et quelques vaches. Les quelques villes ou hameaux qui peuplent cette terre sont construits en pierre grise. L'extérieur imposant des maisons est trompeur, car les murs sont si épais que l'on pourrait croire qu'ils prennent la moitié de l'espace du bâtiment. – Hartfield House est une maison éloignée du port principale, à une centaine de mètres des falaises. J'aime ces jours où le vent est juste assez calme pour que l'on puisse sortir et la tempête est juste assez dangereuse pour qu'une bourrasque, à peine plus forte que les autres, vous emporte au loin, vers la mort. J'aime, ces jours, sortir me promener sur le bord de la falaise, défier Badmyss*, sentir la bruyère gelée craquer sous mes pieds et le vent glacial fouetter mon visage, j'aime, à ce moment, contempler la fureur de l'océan et recevoir les embruns des vagues qui se déchaînent contre la roche.

― Vous semblez fasciné par l'océan, vous le décrivez avec une telle force.

― Je crois que l'océan est si humain et si inaccessible en même temps, il est souvent le reflet de nos sentiments, on a souvent l'impression qu'il nous parle ; mais il est en même temps, si dangereux si mortelle. Ne trouvez-vous pas ?

Il ferme les yeux et sourit.

― Vous n'avez pas idée de la parfaite justesse de vos paroles.

Je me sens rougir, j'ai remarqué que peu importe la personne à qui il fait un compliment ou l'ampleur de ce compliment, cette personne ne peut s'empêcher d'être séduite et gênée par ses mots.

― Souvent, reprend-il, lorsque j'ai besoin de réfléchir ou d'être seul, je vais me promener sur une plage discrète non loin du château. C'est une petite crique où personne ne vient jamais excepter moi, m'explique-t-il.

― Vous n'avez pas peur que je vienne souiller cet endroit paisible, à présent que je connais son existence ?

― Je ne m'en fait pas, et puis comment pourriez-vous souiller quoi que ce soit ?

Je baisse les yeux en me pinçant les lèvres, il m'arrive de penser qu'il parle parfois trop franchement. Cela lui donne un certain charme, songé-je.

― Vous arrive-t-il de vous baigner ? demandé-je soudain pour penser à autre chose.

― Sur cette plage ? Oui, l'eau n'est pas très chaude, mais c'est correct, et les vagues sont généralement assez douces pour faire quelques mètres à la nage. Et vous ? l'eau doit être glaciale dans le nord.

― Vous n'avez pas idée. J'ai essayé une fois de m'immerger rien que jusqu'aux genoux, sur une plage au sud de l'Ile, j'étais frigorifié. De toute manière, je ne sais pas nager.

― Peut-être aurez-vous l'occasion d'apprendre ici.

― J'aimerais beaucoup, mais il faudrait que je trouve du temps pour cela.

― Evitez tout de même de vous tuer au travail, dit-il en riant silencieusement.

― J'essaierai, je vous le promets.

― Je suis rassurez, rit-il en glissant une cigarette entre ses lèvres. Vous en voulez une ?

Je refuse poliment d'un mouvement de main.

― Merci.

Il hausse les épaules et range son étui. L'agréable odeur du tabac vient embaumer l'habitacle.

― Je me permets, je sais que cela ne vous dérange pas, dit-il en soufflant la fumée.

― Vous faites bien.

― Dites-moi Hartfield, vous m'avez dit ne pas être très proche de l'idée du mariage, mais avez-vous une quelconque personne qui vous attend sur votre île isolée ?

Je m'enfonce dans le siège.

Non, aucune femme ne m'attend là-bas.

Cela semble le faire rire, son rire est presque méprisant, j'ai beau chercher pourquoi, je ne comprends pas.

― Mon pauvre, vous êtes le plus beau parti de votre île et personne ne semble vous avoir mis le grappin dessus.

Je hausse les épaules et ferme les yeux durant quelques secondes pour prendre le temps de négocier ma réponse.

― Il faut dire qu'il n'y a pas grand monde à habiter sur cette terre, et puis je me suis souvent arrangé pour ne pas assister aux soirées.

― Cela me surprends, je ne vous croyais pas associable.

― Je ne crois pas être associable, seulement un peu timide.

Ce regard qu'il a posé sur moi m'empêche de respirer, c'est presque l'impression qu'il me dévore des yeux, mais ce ne peut pas être cela.

― Timide, oui, c'est un mot que j'ai posé sur vous depuis un petit bout de temps. Pour autant, je n'en ferais pas un défaut, cela a quelque chose d'intéressant chez vous.

Je n'aime pas la tournure que prend cette conversation, je suis bien contant d'entendre la voiture se mettre à rouler sur les gravillons de la cour du palais.

* Badmyss : Dieu de la mort


LordsWhere stories live. Discover now