XIV

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Lord Alexander, 24 Juin 3260, 10h12, Château de Greywall

Voilà trois jours que l'on n'a pas revu Lord Hartfield. Chez les domestiques, la rumeur court qu'on l'a vu s'enfermer dans ses appartements avec plusieurs bouteilles. Inquiet, je suis plusieurs fois allé frapper à sa porte, il ne m'a jamais ouvert, mais les bruits provenant de l'intérieur m'ont confirmé qu'il était toujours vivant.

Le matin du troisième jour, alors que je marche pour aller rejoindre Rose afin de nous occuper des derniers préparatifs du mariage, j'entends une folle et décousue mélodie venir à mes oreilles. Alors, je suis les notes jusqu'au salon ; il est là devant le piano. Par tous les dieux, je ne l'ai jamais vu dans un tel état, c'est à peine s'il est vêtu ; un pantalon, une chemise sale, et des bretelles ne retenant plus rien. Il joue comme s'il était possédé. Soudain, il s'arrête pour saisir le verre qu'il a posé devant lui et le finir d'une traite.

― Bonté divine ! Lord Hartfield, qu'est-ce qui vous prend ? Je n'aurais pas été capable de vous imaginer dans un tel état. Sans compter qu'il est à peine neuf heures. Honnêtement, si l'un de nous doit être un ivrogne, c'est bien moi, pas vous. Vous m'avez tant de fois donné l'impression que j'étais le monstre et vous l'ange que c'est moi qui devrais me soûler !

― Une matinée affreuse, n'est-ce pas ? Comme toutes les autres d'ailleurs.

Il se lève pour aller s'affaler au fond d'un fauteuil et s'allumer une cigarette.

― Que...

Il me coupe.

― En fait, je n'aime pas les matinées, ni les après-midis, et encore moins les soirées. Je crois que je n'aime aucun instant de la journée, en fin de compte.

― Vous êtes pitoyable, craché-je en fermant la porte pour que personne ne puisse nous entendre. Pourquoi faites-vous cela ?

Il se redresse soudain pour me dévisager comme si je l'avais offensé en posant cette question.

― Vous n'avez pas deviné ? (Il n'attend pas que je réponde pour poursuivre.) Tout cela, c'est à cause de vous ; depuis que je vous connais vous n'avez fait que compliquer ma vie. Et maintenant vous allez me la rendre invivable, vous allez vous marier avec votre chère Lady Hoover. Vous l'aimez tant votre Rose, elle est toujours là pour vous, j'espère que vous serez heureux ! J'aurais préféré ne jamais avoir fait votre connaissance.

Ses paroles me mettent hors de moi, je me relève et dans un grand mouvement mon bras balaye son verre vide qui se brise contre le parquet.

― Oui, je vais me marier ! Et je serai sûrement heureux ! Mais vous, vous : vous n'êtes qu'un sale égoïste, un sale hypocrite ! Comment pouvez-vous me reprocher de me marier ? Vous avez refusé mes avances, certes, je comprends, le risque est grand. Mais vous ne pouvez alors pas me reprocher de me marier ; après tout, vous avez fait votre choix.

Sur ce, je pars en laissant la porte ouverte, je crois que j'ai envie que quelqu'un entre et qu'il soit ridiculisé.

J'ai l'impression que nous tournons en rond. Après toutes ses disputes et toutes ses réconciliations, toutes mes excuses, toutes ces décisions qu'il a prises, il ne semble toujours pas savoir ce qu'il veut.

Lord Simon

Je suis resté longtemps dans le fauteuil à dessoûler et à réfléchir, au début, cela était confus, j'ai pensé que la confusion allait s'évanouir en même temps que l'alcool, mais, au contraire, la sobriété n'a fait qu'embrouiller mon esprit plus qu'avant.

Vers midi, une domestique est venue pour faire la poussière, en me voyant dans un tel état, elle m'a fait apporter à manger et à boire, puis a balayé les bouts de verre. Alors, pour lui faire plaisir, j'ai grignoté un bout de pain puis j'ai bu toute la carafe d'eau. Je me suis demandé à quoi servait d'encore essayer de faire bonne figure.

LordsWhere stories live. Discover now